L'HISTOIRE SECRETE DES JESUITES

Edmond PARIS

Editions I.P.B. (1970)

Diffusion FISCHBACHER

33, rue de Seine

Paris 6 éme


Table des Matières

AVANT-PROPOS

FONDATION DE L'ORDRE DES JESUITES

  1. IGNACE DE LOYOLA
  2. LES EXERCICES SPIRITUELS
  3. FONDATION DE LA COMPAGNIE
  4. L'ESPRIT DE L'ORDRE
  5. LES PRIVILEGES DE LA COMPAGNIE

LES JESUITES EN EUROPE AUX XVIe ET XVIIe SIECLES

  1. ITALIE, PORTUGAL, ESPAGNE
  2. ALLEMAGNE
  3. SUISSE
  4. POLOGNE ET RUSSIE
  5. SUEDE ET ANGLETERRE
  6. FRANCE

LES MISSIONS ETRANGERES

  1. 1. INDE, JAPON, ET CHINE
  2. 2. LES AMERIQUES: L'ETAT JESUITE DU PARAGUAY

LES JESUITES DANS LA SOCIETE EUROPEENNE

  1. L'ENSEIGNEMENT DES JESUITES
  2. LA MORALE DES JESUITES
  3. L'ECLIPSE DE LA COMPAGNIE
  4. RESURRECTION DE LA SOCIETE DE JESUS AU XIXe SIECLE
  5. LE SECOND EMPIRE ET LA LOI FALLOUX LA GUERRE DE 1870
  6. LES JESUITES A ROME - LE SYLLABUS
  7. LES JESUITES EN FRANCE DE 1870 A 1885
  8. LES JESUITES ET LE GENERAL BOULANGER LES JESUITES ET L'AFFAIRE DREYFUS
  9. LES ANNEES D'AVANT-GUERRE

LE CYCLE INFERNAL

  1. LA PREMIERE GUERRE MONDIALE
  2. PREPARATION DE LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE
  3. LES AGRESSIONS ALLEMANDES ET LES JESUITES AUTRICHE - POLOGNE - TCHECOSLOVAQUIE - YOUGOSLAVIE
  4. L'ACTION JESUITE EN FRANCE AVANT ET PENDANT LA GUERRE 1939-1945
  5. LA GESTAPO ET LA COMPAGNIE DE JESUS
  6. LES CAMPS DE LA MORT ET LA CROISADE ANTISEMITE
  7. LES JESUITES ET LE COLLEGIUM RUSSICUM
  8. LE PAPE JEAN XXIII JETTE LE MASQUE

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE GENERALE


« Il n'est pas d'autre salut que l'amour de la vérité ».

Jean Guéhénno, de l'Académie Française.

« C'est pourquoi, renoncez au mensonge et que chacun dise la vérité ».

Eph. IV, 25.

AVANT-PROPOS

Un auteur du siècle dernier, Adolphe Michel, a rappelé que Voltaire évaluait à six mille environ le nombre des ouvrages publiés de son temps sur la Compagnie des Jésuites. « A quel chiffre, demandait Adolphe Michel, sommes-nous arrivés un siècle plus tard ? » Mais c'était pour conclure aussitôt : « N'importe. Tant qu'il y aura des Jésuites il faudra faire des livres contre eux. On n'a plus rien à dire de neuf sur leur compte, mais chaque jour voit arriver de nouvelles générations de lecteurs... Ces lecteurs iront-ils chercher les livres anciens ? » (1)

La raison ainsi invoquée serait suffisante déjà pour justifier la reprise d'un sujet qui peut paraître rebattu.

On ne trouve plus, en effet, en librairie, la plupart des ouvrages de fond qui retracent l'histoire de la Compagnie des Jésuites. Ce n'est guère que dans les bibliothèques publiques qu'on peut encore les consulter, ce qui les met hors de portée pour le plus grand nombre des lecteurs. Un compendium extrait de ces ouvrages nous a donc paru nécessaire afin de renseigner succinctement le grand publie.

Mais une autre raison, non moins bonne, vient s'ajouter à la première. En même temps que de « nouvelles générations de lecteurs, sont venues au jour de nouvelles générations de Jésuites. Et celles-ci poursuivent aujourd'hui la même action tenace et tortueuse qui provoqua si souvent dans le passé les réflexes de défense des peuples et des gouvernements. Les fils de Loyola demeurent de nos jours - et plus que jamais, peut-on dire - l'aile marchante de l'Eglise romaine. Aussi bien masqués que jadis, sinon mieux, ils restent les « ultramontains » par excellence, les agents discrets mais efficaces du Saint-Siège à travers le monde, les champions camouflés de sa politique, l' « armée secrète de la papauté ».

De ce fait, on n'aura jamais tout dit sur les Jésuites et, si abondante que soit déjà la littérature qui leur a été consacrée, chaque époque sera tenue d'y ajouter encore quelques pages pour marquer la continuité de l'oeuvre occulte entamée depuis quatre siècles « pour la plus grande gloire de Dieu », c'est-à-dire, en définitive, du pape. Car, en dépit du mouvement général des idées dans le sens d'une « laïcisation » sans cesse plus complète, malgré les progrès inéluctables du rationalisme, qui réduit un peu plus chaque jour le domaine du « dogme », l'Eglise romaine ne saurait renoncer sans se renier elle-même au grand dessein, qu'elle s'est fixé dès l'origine, de rassembler sous sa houlette tous les peuples de l'univers. Cette « mission », vrai travail de Sisyphe, doit se poursuivre coûte que coûte chez les « païens » comme chez les chrétiens « séparés ». LE clergé séculier ayant particulièrement la charge de conserver les positions acquises (ce qui ne laisse pas d'être assez malaisé aujourd'hui), c'est à certains ordres réguliers qu'échoit le soin, plus malaisé encore, d'augmenter le troupeau des fidèles par la conversion des « hérétiques » et des « païens ». Mais qu'il s'agisse de conserver ou d'acquérir, de se défendre ou d'attaquer, à la pointe du combat il y a cette aile marchante de la Compagnie des Jésuites - dénommée « Société de Jésus » --- qui n'est à proprement parler ni séculaire, ni régulière aux termes de ses Constitutions, mais une façon de compagnie légère intervenant là et quand il convient, dans l'Eglise et hors de l'Eglise, enfin « l'agent le plus habile, le plus persévérant, le plus hardi, le plus convaincu de l'autorité pontificale... », comme l'a écrit l'un de ses meilleurs historiens (2)

Nous verrons comment fut constitué ce corps de « janissaires », quels services sans prix il rendit à la papauté. Nous verrons aussi comment tant de zèle, et si efficace, devait le rendre indispensable à l'institution qu'il servait et lui assurer de ce fait sur cette institution une influence telle que son Général put être surnommé à bon droit le « pape noir », tant il devint de plus en plus difficile de distinguer, dans le gouvernement de l'Eglise, l'autorité du pape blanc de celle de son puissant coadjuteur.

C'est donc à la fois une rétrospective et une mise à jour de l'histoire du « jésuitisme », qu'on trouvera dans ce volume. La majorité des ouvrages consacrés à la Compagnie ne traitant pas de la part primordiale qui lui revient dans les événements qui ont bouleversé le monde depuis cinquante ans, nous avons jugé qu'il était temps de combler cette lacune, ou, plus précisément, de donner le branle, par notre modeste contribution, à des études plus serrées sur la matière, et ceci, sans nous dissimuler les obstacles que rencontreront les auteurs non apologistes en voulant rendre publics des écrits sur ce sujet brûlant.

De tous les facteurs qui sont entrés en jeu dans la vie internationale au cours d'un siècle riche en bouleversements, un des plus décisifs - et des plus méconnus néanmoins --- réside dans l'ambition de l'Eglise romaine. Son désir séculaire d'étendre son influence vers l'Orient, en a fait l'alliée « spirituelle » du pangermanisme et sa complice dans la tentative d'hégémonie qui, par deux fois, en 1914 et en 1939. apporta la mort et la ruine aux peuples d'Europe (2 bis).

Cependant, les responsabilités écrasantes assumées par le Vatican et ses Jésuites dans le déclenchement des deux guerres mondiales restent à peu près ignorées du public - anomalie qui peut trouver en partie son explication dans la gigantesque puissance financière dont disposent le Vatican et ses Jésuites, depuis le dernier conflit notamment.

De fait, le rôle qu'ils ont tenu dans ces circonstances tragiques n'a guère été mentionné jusqu'à présent, sinon par des apologistes empressés à le travestir. C'est pour combler cette lacune et rétablir la vérité des faits, que nous avons étudié, tant dans nos précédents écrits que dans le présent ouvrage, l'activité politique du Vatican à l'époque contemporaine - activité qui se confond avec celle des Jésuites.

Cette étude appuie sa démonstration sur des documents d'archives irréfutables et des publications dues à des personnalités politiques de premier plan, à des diplomates et des ambassadeurs, à des écrivains éminents, catholiques pour la plupart, voire cautionnés par « l'imprimatur ».

Ces documents mettent en pleine lumière l'action secrète du Vatican et la perfidie dont il use pour susciter entre les nations des conflits qu'il juge favorables à ses intérêts. Nous avons montré en particulier, en nous appuyant sur des textes probants, les responsabilités de l'Eglise dans la montée des régimes totalitaires en Europe.

L'ensemble de ces documents et témoignages constitue un réquisitoire accablant - qu'aucun apologiste, d'ailleurs, n'a entrepris de réfuter.

C'est ainsi que le « Mercure de France » du 1er mai 1938 rappelait en ces termes, la démonstration qu'il avait faite quatre ans plus tôt :

« Le Mercure de France du 15 janvier 1934 a montré --- et personne ne l'a contredit --- que c'était Pie XI qui « avait fait » Hitler, car ce dernier, si le Zentrum (parti catholique allemand) n'avait pas été influencé par le pape, n'aurait pu accéder au pouvoir, au moins par la voie légale... Le Vatican juge-t-il avoir commis une erreur politique en ouvrant ainsi la voie du pouvoir à Hitler ? Il ne le semble, pas... »

Non certes, il ne le semblait pas à l'époque où cela fut écrit, c'est-à-dire au lendemain de l'Anschluss qui réunit l'Autriche au III - Reich - et il ne semble pas davantage par la suite, quand les agressions nazies se multiplièrent, non plus que durant toute la deuxième guerre mondiale. Le 24 juillet 1959, n'a-t-on pas vu le pape Jean XXIII, successeur de Pie XII, confirmer dans ses fonctions honorifiques de camérier secret son ami personnel Franz von Papen, espion aux Etats-Unis pendant la première guerre mondiale et grand responsable de la dictature hitlérienne et de l'Anschluss ? En vérité pour ne pas comprendre, il faudrait être affligé d'un singulier aveuglement.

M. Joseph Rovan, auteur catholique, commente ainsi l'instrument diplomatique intervenu le 8 juillet 1933 entre le Vatican et le Reich nazi :

« Le Concordat apportait au pouvoir national-socialiste, considéré un peu partout comme un gouvernement d'usurpateurs, sinon de brigands, la consécration d'un accord avec la puissance internationale la plus ancienne (le Vatican). C'était un peu l'équivalent d'un brevet d'honorabilité internationale ». (Le catholicisme politique en Allemagne, Paris 1956, p. 231, Ed. du Seuil) .

Ainsi, le pape, non content d'avoir donné son appui « personnel » à Hitler, accordait la caution morale du Vatican au Reich nazi !

De même se trouvait tacitement acceptée - voire approuvée - la terreur que faisait régner outre-Rhin la « peste brune » des SA. ou Sections d'assaut hitlériennes, avec les 40.000 personnes déjà détenues dans les camps de concentration et les pogroms qui se multipliaient aux accents de cette marche nazie : « Lorsque le sang juif du couteau ruisselle, nous nous sentons à nouveau mieux ». (Horst-Wessel-Lied).

Mais dans les années suivantes le pape - en la personne de Pie XII - devait voir bien pire encore sans s'émouvoir. Il n'est pas surprenant qu'ainsi encouragées par le Magistère romain les sommités catholiques de l'Allemagne aient rivalisé de servilité envers le régime nazi. Il faut lire les dithyrambes échevelés et les acrobaties casuistiques des théologiens opportunistes, tels que Michael Schmaus, dont Pie XII fit plus tard un prince de l'Eglise et que « La Croix » (2 septembre 1954) qualifiait de « grand théologien de Munich » ou encore certain recueil intitulé Katholisch-Konservatives Erbgut, dont on a pu écrire :

« Cette anthologie qui réunit des textes des principaux théoriciens Catholiques de l'Allemagne, de Gôrres à Vogelsang, arrive à nous faire croire que le national-socialisme serait parti purement et simplement des données Catholiques. » (Günther Buxbaum, « Mercure de France », 15 janvier 1939).

Les évêques, tenus par le Concordat à prêter serment de fidélité à Hitler, renchérissaient de protestations de dévouement :

« Sans cesse dans la correspondance et dans les déclarations des dignitaires ecclésiastiques nous trouverons, sous le régime nazi, l'adhésion fervente des évêques ». (Joseph Rovan, op. cit. p. 214).

Ainsi, en dépit de l'évidente opposition entre l'universalisme catholique et le racisme hitlérien, ces deux doctrines avaient été « harmonieusement conciliées », selon les termes de Franz von Papen - et il exprimait la raison profonde de cette scandaleuse entente quand il s'écriait :

« Le nazisme est une réaction chrétienne contre l'esprit de 1789 ».

Revenons à Michaele Schmaus, professeur à la Faculté de Théologie de Munich, qui écrit :

« Empire et Eglise » est une série d'écrits qui doit servir à l'édification du IIIe Reich par les forces unies de l'Etat national-socialiste et du christianisme catholique...

« Entièrement allemandes et entièrement catholiques, c'est dans ce sens que ces écrits veulent examiner et favoriser les relations et les rencontres entre l'Eglise catholique et le national-socialisme et montrer ainsi les voies d'une coopération féconde, telle qu'elle se dessine dans le fait fondamental du Concordat...

« Le mouvement national-socialiste est la protestation la plus vigoureuse et la plus massive contre l'esprit des XIXe et XXe siècles... Le national socialisme place au point central de sa conception du monde l'idée du peuple formé par le sang... C'est par un « oui » général que devra répondre à cette question tout catholique qui observe les instructions des évêques allemands... les tables de la loi nationale-socialiste et celles de l'impératif catholique indiquent la même direction... » (Beqegnungen zwischen Katholischem Christentum und nazional-sozialistischer weltanschauung Aschendorff, Münster 1933).

Ce document démontre le rôle primordial joué par l'Eglise catholique dans l'avènement du Führer Hitler, on peut dire qu'il s'agissait d'une harmonie préétablie. Il illustre d'une façon profonde le caractère monstrueux de cet accord entre le catholicisme et le nazisme. Une chose en ressort fort claire : la haine du libéralisme, et c'est la clé de tout.

Dans son livre « Catholiques d'Allemagne », M. Robert d'Harcourt, de l'Académie française, écrit :

« Le point essentiellement vulnérable de toutes les déclarations épiscopales qui succèdent aux élections triomphales du 5 mars 1933, nous le trouvons dans le premier document officiel de l'Eglise réunissant les signatures de tous les évêques d'Allemagne. Nous voulons parler de la lettre pastorale du 3 juin 1933. Ici, nous avons affaire à la première manifestation engageant collectivement tout l'épiscopat allemand.

« Comment se présente le document ? Et d'abord comment débutera-t-il ? Sur une note d'optimisme, et par une déclaration d'allégresse : « Les hommes qui sont à la tête de l'Etat nouveau ont, à notre grande joie, donné l'assurance formelle qu'ils placent leur oeuvre et qu'ils se placent eux-mêmes sur le terrain du christianisme. Déclaration d'une solennelle franchise qui mérite la sincère reconnaissance de tous les catholiques » (Paris, Plon, 1938, p. 108).

Plusieurs papes ont occupé le trône pontifical depuis qu'éclata la première guerre mondiale, et leur attitude fut invariablement la même envers les deux camps qui s'affrontèrent en Europe.

Nombreux sont les auteurs catholiques qui n'ont pu cacher leur surprise - et leur peine - d'avoir à constater l'indifférence inhumaine avec laquelle le pape Pie XII assista aux pires atrocités commises par ceux qui jouissaient de sa faveur. Entre bien des témoignages nous citerons un des plus mesurés dans la forme, porté par le correspondant du « Monde » auprès du Vatican, M. Jean d'Hospital :

« La mémoire de Pie XII s'entoure d'un malaise. Posons tout de suite en clair une question que les observateurs de toutes les nations - et jusque dans l'enceinte de la cité du Vatican - ont inscrite sur leurs tablettes : a-t-il eu connaissance de certaines horreurs de la guerre voulue et conduite par Hitler ?

« Lui, disposant en tout temps, en tous lieux, des rapports périodiques des évêques... pouvait-il ignorer ce que les grands chefs militaires allemands n'ont pu prétendre ignorer sans être confondus : la tragédie des camps de concentration, des déportés civils, les massacres froidement exécutés de « gêneurs », l'épouvante des chambres à gaz, où, par fournées administratives, des millions de juifs ont été exterminés ? Et s'il l'a su, pourquoi, dépositaire et premier chantre de l'Evangile, n'est-il pas descendu sur la place en bure blanche, les bras en croix, pour dénoncer le crime sans Précédent ? Pour crier : non !...

« Car les âmes pieuses ont beau fouiller dans les encycliques, les discours, les allocutions du pape défunt, il n'y a nulle part une trace de condamnation de la « religion du sang » instituée par Hitler, cet Antéchrist... vous n'y trouverez pas ce que vous cherchez : le fer rouge. La condamnation de l'injure notoire à la lettre et à l'esprit du dogme qu'a représenté le racisme, vous ne la trouverez pas ». « Rome en confidence » (Grasset, Paris 1962, pp. 91 ss).

Dans son ouvrage « Le silence de Pie XII », édité par les Editions du Rocher, Monaco 1965, l'écrivain Carlo Falconi écrit notamment :

« L'existence de telles monstruosités (exterminations en masse de minorités ethniques, de prisonniers et de déportés civils) comporte un tel bouleversement des critères du bien et du mal, un tel défi à la dignité de la personne humaine et de toute la société, qu'ils obligent à les dénoncer tous ceux qui ont la possibilité d'influer sur l'opinion publique, qu'il s'agisse de simples citoyens ou d'autorité d'Etat.

« Le silence, en présence de tels excès, équivaudrait en effet à une véritable collaboration, car il stimulerait la scélératesse des criminels, en excitant leur cruauté et leur vanité. Mais si tout homme a le devoir moral de réagir devant de tels crimes, c'est un devoir encore plus urgent et plus inconditionnel qui s'impose aux sociétés religieuses et à leurs chefs, et donc plus qu'à tout autre, au chef de l'Eglise catholique...

« Pie XII n'a jamais formulé une condamnation explicite et directe de la guerre d'agression, et moins encore des violences inqualifiables exercées par les Allemands ou par leurs complices en raison de l'état de guerre.

« Pie XII ne s'est pas tu parce qu'il ignorait ce qui arrivait : il était au courant de la gravité des faits, depuis le début, peut-être mieux que tout autre chef d'Etat au monde... » (pp. 12 ss) -

Il y a mieux encore ! Comment méconnaître l'aide directe que le Vatican apportait à la perpétration de ces atrocités, en « prêtant » certains de ses prélats pour en faire des agents pro-nazis tels que Mgr Hlinka, des gauleiters tels que Mgr Tiso ? En envoyant son propre légat en Croatie - le R.P. Marcone - surveiller, avec Mgr Stepinac, le « travail » de Ante Pavelitch et de ses oustachis ? Car enfin, de quelque côté que les regards se portent, c'est le même spectacle « édifiant » qu'on découvre. Et pour cause 1 Car, nous l'avons assez montré, ce n'est pas seulement une partialité, une complaisance, si monstrueuses soient-elles, que l'on peut reprocher au Vatican. Son crime inexpiable, c'est la part déterminante qu'il a prise dans la préparation des deux guerres mondiales (3)

Ecoutons M. Alfred Grosser, professeur à l'Institut d'Etudes Politiques de l'Université de Paris :

« Le volume terriblement précis de Guenter Lewy « The Catholic Church and Nazi Germany » (New York McGrawhill-1964) dont on ne peut que souhaiter une prochaine traduction française en France... Tous les documents concordent pour montrer l'Eglise catholique coopérant avec le régime hitlérien...

« Au moment où le Concordat imposait aux évêques, en juillet 1933, un serment d'allégeance au gouvernement nazi, celui-ci avait déjà ouvert des camps de concentration... la lecture des citations accumulées par Guenter Lewy est véritablement accablante. On y trouve des textes terribles de personnalités telles que le Cardinal Faulhaber ou le Père Jésuite Gustav Gundlach (4)

En vérité. nous ne voyons pas ce que l'on pourrait opposer - si ce n'est de vaines paroles - à ce faisceau serré, de preuves qui établit la culpabilité du Vatican et celle de ses Jésuites. Dans l'ascension foudroyante d'Hitler, l'appui du Vatican et des Jésuites constitue le facteur décisif, Mussolini, Hitler, Franco ne furent mal. gré les apparences, que de simples pions de guerre manoeuvrés par le Vatican et ses Jésuites.

Les thuriféraires dit Vatican peuvent se voiler la face quand un député italien s'écrie : « Les mains du pape ruissellent de sang » ; (Discours de Laura Diaz, député de Livourne, Prononcé, le 15 avril 1946 à Ortona) et quand les étudiants de l'University College de Cardiff prennent pour thème d'une conférence : « Le pape doit-il être mis en jugement comme criminel de guerre ? (« La Croix », 2 avril 1946).

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Voici dans quels termes le Pape Jean XXIII s'exprimait à l'adresse des Jésuites :

« Persévérez, chers fils, à ces activités qui vous ont déjà acquis des mérites signalés... Ainsi réjouirez-vous l'Eglise et grandirez-vous avec une ardeur infatigable la voie des justes est comme la lumière de l'aurore...

« Que grandisse donc cette lumière et qu'elle éclaire la formation des adolescents... C'est ainsi que vous préterez le secours de vos mains à ce qui est le voeu et la sollicitude de Notre esprit...

« Notre Bénédiction Apostolique, Nous la donnons de tout coeur à votre Supérieur Général, à vous, à vos coadjuteurs et à tous les membres (le la Société de Jésus », (5)

Et le Pape Paul VI

«Votre famille religieuse, dès sa restauration, jouit de la douce assistance de Dieu et elle s'enrichit très vite d'heureux développements... les membres de la Compagnie accomplirent de nombreuses et très grandes choses, toutes à la gloire divine et au bénéfice de la religion catholique... l'Eglise a besoin de valeureux soldats du Christ, armés dune foi intrépide, prêts à affronter les difficultés... Aussi plaçons-Nous de grands espoirs dans l'aide qu'apportera votre activité... que la nouvelle ère de la Compagnie se maintienne exactement et honorablement dans la ligne de son passé...

« Donné à Rome près Saint-Pierre, le 20 août 1964, seconde année de Notre Pontificat » (6)

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Le 29 octobre 1965, « l'Osservatore Romano » annonçait :

« Le Très-Révérend Père Arrupe, Général des jésuites, a célébré la Sainte Messe du Concile Vatican II, le 16 octobre 1965 ».

Et voici l'apothéose de l'« éthique papale » : l'annonce simultanée du projet de la béatification de Pie XII et de Jean XXIII.

« Et pour Nous raffermir dans cet effort de renouveau spirituel, Nous décidons d'ouvrir les procès canoniques de béatification de ces deux Pontifes, si grands, si pieux et qui Nous sont très chers » (7)

Pape Paul VI.

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Puisse ce livre révéler à ceux qui le liront le vrai visage de ce Magistère romain aussi « melliflue » en paroles que féroce dans son action secrète.

FONDATION DE L'ORDRE DES JESUITES

1. IGNACE DE LOYOLA

Le fondateur de la Société de Jésus, le Basque espagnol don Inigo Lopez de Recalde, né au château de Loyola, dans la province de Guipuzcoa, en 1491, est une des plus curieuses figures de moine-soldat qu'ait engendré le monde catholique, et de tous les fondateurs d'ordres religieux, celui peut-être dont la personnalité a le plus profondément marqué l'esprit et le comportement de ses disciples et successeurs. De là cet « air de famille », ou, comme on dit plutôt, cette « estampille » qui leur est unanimement reconnue et va jusqu'à la ressemblance physique. M. Folliet conteste ce point (1) , mais il a contre lui maints documents qui établissent la permanence d'un type « jésuite » à travers le temps et les lieux, mais le plus amusant de ces témoignages, on le trouve au musée Guimet, dans certain paravent à fond d'or, datant du XVIe siècle, où un artiste japonais a représenté avec tout l'humour de sa race le débarquement des Portugais, et plus spécialement des fils de Loyola, dans les îles nippones. On ne peut s'empêcher de sourire, tant le coup de pinceau a fidèlement restitué la stupeur de cet amant de la nature et des fraîches couleurs devant ces longues silhouettes noires, aux visages funèbres, où se fige l'orgueil des dominateurs fanatiques. De l'artiste extrême-oriental du XVIe siècle à notre Daumier de 1830, la concordance est probante.

Comme beaucoup de saints, Inigo - qui romanisa plus tard son prénom sous la forme d'Ignace - ne paraissait nullement destiné à l'édification de ses contemporains (2), à en juger par les écarts (on parle même de « crimes très énormes ») de son orageuse jeunesse : « Il est perfide, brutal, vindicatif », dit un rapport de police. Au reste, tous ses biographes sont d'accord pour reconnaître qu'il ne le cédait à aucun de ses compagnons d'aventures et de plaisirs quant à la violence des instincts, chose assez commune en son temps. « Solda' déréglé et vain », dit de lui l'un de ceux qui ont reçu ses confidences, - « particulièrement déréglé dans le jeu, les affaires de femmes et le duel », renchérit Polanco son secrétaire (3). « C'est ce que nous rapporte un de ses fils spirituels, le R.P. Rouquette, non sans une certaine complaisance pour cette chaleur du sang qui devait tourner finalement « ad majorem Dei gloriam ».

Mais pour cela - et c'est encore le cas de nombreux héros - de l'Eglise romaine - il a fallu un choc violent, et d'abord tout physique. Page du trésorier de Castille, puis, après la disgrâce de celui-ci, gentilhomme au service du vice-roi de Navarre, le jeune homme, qui a jusque-là mené la vie de cour, va commencer une carrière de guerrier en défendant Pampelune contre les Français commandés par le comte de Foix. C'est au cours du siège de cette ville qu'il reçoit la blessure qui va décider de sa vie à venir. Une jambe brisée par un boulet, il est transporté par les Français vainqueurs dans le château familial de Loyola, chez son frère Martin Garcia. Et c'est le martyre de l'opération chirurgicale, alors qu'on ne connaît encore aucun anesthésiant, martyre recommencé un peu plus tard, car le travail a été mal fait. C'est la jambe à nouveau cassée, puis remise. Ignace n'en restera pas moins boiteux. Mais on comprend qu'il n'en faille pas plus pour déterminer chez le patient un ébranlement nerveux - si ce n'est une véritable lésion - qui modifiera profondément sa sensibilité. « Le don des larmes », où ses pieux biographes veulent voir une grâce d'en-haut - et qu'il reçut dès lors « en abondance », nous dit-on - n'a peut-être pas d'autre cause que l'hyper-émotivité dont il est désormais affecté.

Pour toute distraction, sur son lit de douleur, il lit une « Vie du Christ » et une « Vie des saints », seuls volumes qu'on ait pu trouver dans ce manoir.

Dans ce cerveau à peu près inculte et qui vient de subir une terrible commotion, ces images douloureuses de la Passion et du martyre vont s'imprimer d'une façon indélébile et, par leur obsession, orienter dans le sens de l'apostolat toutes les énergies du guerrier devenu infirme.

« Il ferme les beaux livres. Il rêvasse : il présente en effet un cas très net de rêverie éveillée. C'est le prolongement dans l'âge adulte du jeu de fabulation de l'enfant... Si cette fabulation envahit toute la vie psychique. c'est la névrose et l'aboulie ; on est sorti du réel 1... » (4)

Le fondateur d'un ordre aussi actif que celui des Jésuites semble échapper, de prime abord, au diagnostic «d'aboulie», ainsi d'ailleurs que bien d'autres « grands mystiques », créateurs d'ordres religieux, et dont on vante les hautes capacités d'organisateurs. Mais c'est que chez eux la volonté n'est impuissante qu'à résister aux images dominatrices. Elle demeure entière, et même augmentée, quant aux réalisations que celles-ci inspirent.

Le même auteur s'exprime ainsi à ce sujet

« Je veux maintenant signaler ce qui découle par voie logique de ce contraste frappant entre certaines intelligences brillantes et la pratique du mysticisme. Si le simple débile réceptif est déjà un danger, il ne l'est que par sa masse inerte de cristal intaillable ; mais le mystique intelligent va offrir un bien autre danger, celui-là même qui dérive de son activité intellectuelle qu'il va mettre incessamment au service du mythe... Le mythe, recteur de l'intelligence active, est généralement du fanatisme, maladie de la volonté dont il est une sorte d'hypertrophie partielle : « hyperboulie » (5)

C'est ce « mysticisme actif » et cette « hyperboulie » dont Ignace de Loyola allait fournir un exemple fameux. Toutefois, la transformation du gentilhomme guerrier en « général » de l'ordre le plus combatif de l'Eglise romaine ne devait se faire que lentement, à travers toutes les démarches hésitantes d'une vocation qui se cherche. Ce n'est pas notre propos de le suivre dans toutes les phases de cette réalisation. Rappelons seulement l'essentiel. Au printemps de 1522, il quitta le château ancestral, bien décidé à devenir un saint, comme ceux dont il avait lu les édifiants exploits dans le gros volume « gothique ». D'ailleurs, la Madone elle-même ne lui était-elle pas apparue, une nuit, tenant dans ses bras l'Enfant Jésus ? Après une confession générale au monastère de Montserrat, il comptait partir pour Jérusalem. La peste qui régnait à Barcelone et avait suspendu tout trafic maritime, l'obligea à s'arrêter à Manresa, où il resta presque une année, priant, s'abîmant en oraisons, s'exténuant de jeûnes, se flagellant, pratiquant toutes les formes de macération, et jamais las de se présenter au « tribunal de la pénitence », alors que la confession de Montserrat, qui avait duré trois jours entiers, nous dit-on, eût Pu paraître suffisante à un pécheur moins scrupuleux. On juge assez bien par cela de l'état mental et nerveux de l'homme. Enfin délivré de cette obsession du péché par l'idée que ce n'était là qu'une ruse du diable, il put se livrer désormais sans réserve aux visions et illuminations abondantes autant que diverses, qui hantaient son cerveau enfiévré.

« C'est par une vision, nous dit H. Boehmer, qu'il fut amené à manger de nouveau de la viande ; c'est toute une série de visions qui lui révéla les mystères du dogme catholique, et le fit vraiment vivre le dogme. C'est ainsi qu'il contemple la Trinité sous la forme d'un clavicorde à trois cordes ; le mystère de la création du monde sous la forme d'un je ne sais quoi de vague et de léger qui sortait d'un rayon lumineux ; la descente miraculeuse du Christ dans l'eucharistie sous la forme de traits de lumière descendant dans l'hostie au moment même où le prêtre l'élève en priant ; la nature humaine du Christ et de la Sainte Vierge sous la forme de corps d'une éclatante blancheur ; enfin Satan sous une forme serpentine et chatoyante, semblable à une foule d'yeux étincelants et mystérieux (6)». Ne voit-on pas poindre déjà toute l'imagerie Jésuitique et Saint-sulpicienne ?

M. Boehmer note encore les illuminations par lesquelles ce favorisé de la grâce se trouvait initié, par intuition transcendantale, au sens profond des dogmes :

« Beaucoup de mystères de la Foi et de la science lui devinrent tout à coup clairs et lumineux, et plus tard il prétendait n'avoir pas autant appris par toutes ses études, qu'il avait fait en ce peu d'instants. Et cependant il ne lui était pas possible de dire quels étaient les mystères qu'il avait ainsi pénétrés. Il ne lui en restait qu'un obscur souvenir, une impression miraculeuse, comme si, dans cet instant, il fût devenu « un autre homme avec une autre intelligence ». (7)

On reconnaît là, produit probablement par un dérèglement névrotique, le phénomène mille fois décrit d'hypertrophie du « moi » chez les mangeurs de haschich. et les fumeurs d'opium, l'illusion d'outrepasser le domaine des apparences et de planer dans la splendeur du Vrai - sensation fulgurante, et dont il ne reste au réveil que le souvenir d'un éblouissement.

Visions béatifiques ou illuminations ont accompagné ce mystique, en un cortège familier, au cours de toute sa carrière :

« Il n'a jamais mis en doute la réalité de ces révélations. Il chassait Satan avec un bâton, comme il aurait fait d'un chien enragé ; il causait avec le Saint-Esprit comme avec une personne qu'il aurait vue de ses yeux ; il soumettait ses résolutions à l'approbation de Dieu, de la Trinité, de la Madone, et, au moment de leur apparition, il se répandait en larmes de joie. Dans ces moments-là, il éprouvait un avant-goût des béatitudes célestes Le ciel s'ouvrait pour lui. La Divinité s'inclinait vers lui, sensible, visible (8)

N'est-ce pas le type parfait de l'halluciné ? Mais cette Divinité sensible, visible, ce sera aussi celle que les fils spirituels d'Ignace ne se lasseront pas de proposer au monde - et non pas seulement par calcul politique, pour s'appuyer, en le flattant, sur le penchant à l'idolâtrie toujours vivace au coeur de l'homme, mais d'abord en toute conviction, par l'effet de leur formation « loyolesque » Dès l'origine, le mysticisme médiéval n'a cessé de régner dans la Société de Jésus, et il en est toujours le grand animateur, nonobstant l'aspect mondain, intellectuel et savant volontiers affecté par cet Ordre à l'activité protéiforme. « Se faire tout à tous » est l'axiome fondamental. Mais arts, lettres, sciences et philosophie même, n'ont le plus souvent été pour lui que des moyens, des filets à prendre les âmes, tout comme l'indulgence excessive de ses casuistes, ce « laxisme » qu'on leur a si souvent reproché. En bref, il n'est pas, pour cet Ordre, de domaine où l'humaine faiblesse ne puisse être sollicitée et infléchie vers la démission de l'esprit et de la volonté, vers l'abandon de soi dans le retour à une piété enfantine et, par là même, reposante. Ainsi travaille-t-on à instaurer le ,« royaume de Dieu » selon l'idéal ignacien : un grand troupeau sous la houlette du Saint-Père. Si étrange que puisse paraître cet idéal anachronique chez des hommes instruits, et dont certains sont de haute culture, force est bien de le constater, et d'y voir la confirmation de ce fait trop souvent méconnu : la primauté de l'élément affectif dans la vie de l'esprit. Kant d'ailleurs, ne disait-il pas que toute philosophie n'est que l'expression d'un tempérament ?

A travers les modalités individuelles, le « tempérament » ignacien, semble bien uniforme chez les Jésuites. « Un mélange de piété et de diplomatie, d'ascétisme et d'esprit mondain, de mysticisme et de froid calcul : tel avait été le caractère de Loyola, telle fut la marque de l'Ordre » (9)

C'est que par ses dispositions naturelles, d'abord, du fait qu'il a choisi cette Congrégation, par les épreuves sélectives qu'il subit, et par un dressage méthodique qui ne dure pas moins de quatorze années, chaque Jésuite devient réellement un « fils » de Loyola.

Ainsi s'est perpétué depuis quatre cents ans le paradoxe de cet Ordre qui se veut « intellectuel », mais qui, simultanément, a toujours été dans l'Eglise romaine et dans la société le champion du plus étroit absolutisme.

2. LES EXERCICES SPIRITUELS

Ignace, cependant, lorsqu'il put enfin quitter Monresa, était loin de prévoir le destin qui lui échoirait, mais le souci de son propre salut ne l'absorbait plus tout entier, et c'est en missionnaire, et non en simple pèlerin, qu'il s'embarqua pour la Terre Sainte en mars 1523. Il arriva le premier septembre à Jérusalem, après bien des aventures, mais pour en repartir bientôt, sur l'ordre du provincial des Franciscains qui ne se souciait pas de voir compromettre, par un prosélytisme inopportun, la paix précaire qui régnait entre les chrétiens et les Turcs.

Le missionnaire ainsi déçu passa par Venise, Gênes, Barcelone, et commença enfin à l'université d'Alcala des études théologiques, non sans pratiquer déjà la «cure d'âmes » auprès d'auditeurs bénévoles.

« On se rend compte de l'énergie avec laquelle il appliquait sa méthode religieuse, même au sexe faible, en voyant que les évanouissements constituaient une des manifestations de piété les plus habituelles dans ces conventicules. On comprend qu'une propagande aussi ardente ait éveillé la curiosité, puis les soupçons des inquisiteurs...

« En avril 1527, l'Inquisition mit Ignace en prison, pour entamer contre lui un procès formel d'hérésie. L'instruction s'occupa, non seulement des singuliers accidents provoqués chez les dévotes, mais aussi des singulières assertions de l'accusé au sujet de la puissance merveilleuse que lui conférait sa chasteté, et de ses bizarres théories sur la différence entre les péchés mortels et les péchés véniels, théories qui ont des affinités frappantes avec les distinctions fameuses des casuistes jésuites de l'époque ultérieure (10).

Relaxé, mais avec interdiction de tenir des réunions, Ignace passe à Salamanque, y reprend la même activité, excite les mêmes soupçons chez les inquisiteurs, est de nouveau emprisonné, puis remis en liberté avec défense de continuer son activité de directeur des âmes. C'est alors qu'il se rend à Paris, pour y poursuivre ses études au Collège de Montaigu. Ses efforts pour endoctriner ses camarades selon sa méthode particulière lui valent encore des démêlés avec l'Inquisition. Devenu plus prudent, il se contente de réunir autour de lui six de ses condisciples, dont deux seront des recrues de haute valeur : Salmeron et Lainez.

« Qu'y avait-il en lui qui attirât si puissamment les jeunes âmes vers ce vieil étudiant ? C'était son idéal, et un charme qu'il portait avec lui : un petit livre, un livre minuscule, qui, malgré sa petitesse, est du nombre des livres qui ont décidé du sort de l'humanité, qui a été imprimé à un nombre infini d'exemplaires, et a été l'objet de plus de 400 commentaires, le livre fondamental des Jésuites, et en même temps le résumé du long développement intérieur de leur maître : les « Exercices spirituels »(11)

« Ignace, dit plus loin M. Boehmer, a compris, plus clairement qu'aucun des conducteurs d'âmes qui l'ont précédé, que le meilleur procédé pour élever un homme conformément à un certain idéal, c'est de se rendre maître de son imagination. On fait ainsi « pénétrer en lui des forces spirituelles qu'il lui serait ensuite bien difficile d'éliminer », des forces qui sont plus résistantes que tous les principes et que les meilleures doctrines, qui, sans même qu'on les évoque, resurgissent souvent après des années des profondeurs les plus secrètes de l'âme, s'imposent à la volonté avec une telle puissance qu'elle est contrainte de ne plus tenir aucun compte des mobiles ou des raisonnements qui pouvaient leur faire obstacle, pour suivre leur irrésistible impulsion » (12)

Ainsi toutes les « vérités » du dogme catholique devront être non seulement méditées, mais traduites en représentations sensibles, par celui qui se livre à ces « Exercices », avec l'aide d'un « directeur ». Il convient pour lui d' « assister au mystère comme s'il y était présent », de le revivre en quelque sorte avec toute l'intensité possible. La sensibilité du postulant s'imprègne ainsi d'images-forces dont la persistance dans sa mémoire, et plus encore dans son subconscient, sera à la mesure de l'effort qu'il aura fourni pour les évoquer et les assimiler. Outre la vue, ce sont encore les autres sens, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, qui doivent concourir à l'illusion. En somme, c'est de l'autosuggestion dirigée. La révolte des anges, Adam et Eve chassés du Paradis, le tribunal de Dieu, puis les scènes évangéliques et les phases de la Passion, revivent ainsi quasiment en présence réelle, devant le retraitant. Les tableaux suaves et béatifiques alternent avec les plus sombres, suivant une proportion et un rythme habilement dosés. Mais il va sans dire que l'Enfer a la plus large part dans ce défilé de lanterne magique, avec sa mer de flammes où se débattent les damnés, l'affreux concert des hurlements, l'atroce puanteur du soufre et de la chair grillée. Cependant, le Christ est toujours là pour soutenir le visionnaire, qui ne sait comment lui rendre grâces de n'avoir pas été encore précipité dans la géhenne pour le prix de ses péchés passés.

« Or, a écrit Edgar Quinet, ce ne sont pas les visions seules qui sont ainsi imposées ; ce que vous ne supposeriez jamais, les soupirs même sont notés, l'aspiration, la respiration est marquée, les pauses, les intervalles de silence sont écrits d'avance comme sur un livre de musique. Vous ne me croiriez pas, il faut citer : « Troisième manière de prier en mesurant d'une certaine façon les paroles et les temps de silence ». Ce moyen consiste à omettre quelques paroles entre chaque souffle, chaque respiration ; et un peu plus loin : « Que l'on observe bien les intervalles égaux entre les aspirations, les suffocations et les paroles ». (Et paria anhelituum ac vocum interstitia observet) ; ce qui veut dire que l'homme inspiré ou non, n'est plus qu'une machine à soupirs, à sanglots, qui doit gémir, pleurer, s'écrier, suffoquer à l'instant précis, et dans l'ordre où l'expérience a démontré que cela était le plus profitable ». (12 bis).

On comprend qu'après quatre semaines consacrées à ces Exercices de haute école, et de haute tension, dans la seule compagnie de son directeur, le postulant soit suffisamment mûr pour le dressage subséquent.

C'est ce que constate encore Quinet, quand il dit du créateur de cette méthode hallucinatoire :

« Savez-vous ce qui le distingue de tous les ascètes du passé ? c'est qu'il a pu froidement, logiquement s'observer, s'analyser dans cet état de ravissement, qui chez tous les autres exclut l'idée même de réflexion. Imposant à ses disciples, comme opérations, des actes qui, chez lui, ont été spontanés, trente jours lui suffisent pour briser, par cette méthode, la volonté, la raison, à peu près comme un cavalier qui dompte son coursier. Il ne demande que trente jours « triginta dies », pour réduire une âme. Remarquez, en effet, que le jésuitisme se développe en même temps que l'inquisition moderne ; pendant que celle-ci disloquait le corps, les Exercices spirituels disloquaient la pensée sous la machine de Loyola » (12 ter)

Au reste, on ne saurait trop approfondir sa vie « spirituelle », même si l'on n'a pas l'honneur d'être Jésuite, et la méthode ignacienne est à recommander aux ecclésiastiques en général aussi bien qu'aux fidèles, comme le rappelle, entre autres commentateurs, le R.P. Pinard de la Boullaye, s.j., auteur de « L'Oraison mentale à la portée de tous », inspirée de saint Ignace - petit guide-âme fort précieux, mais dont le titre, à ce qu'il nous semble, serait plus explicite encore si l'on y substituait « aliénation » à « oraison ».

3. FONDATION DE LA COMPAGNIE

C'est dans une chapelle de Notre-Dame de Montmartre, le jour de l'Assomption, en 1534, que se constitua la Société de Jésus.

Cette année-là, Ignace avait quarante-quatre ans. Après avoir communié, l'animateur et ses compagnons ont fait voeu d'aller en Terre Sainte, aussitôt achevées leurs études, pour convertir les Infidèles. Mais l'année suivante, à Rome, le pape, qui organisait alors, avec l'Empereur d'Allemagne et la République de Venise, une croisade contre les Turcs, leur démontra en conséquence l'impossibilité de réaliser leur projet. Ignace décida donc de se vouer, lui et ses compagnons, à la mission en terre chrétienne. A Venise, son apostolat suscita encore les soupçons de l'Inquisition, et ce fut seulement en 1540 que fut confirmée à Rome, par Paul III, la constitution de la Compagnie de Jésus, qui se mettait à la disposition du pape en s'engageant envers lui à une obéissance sans condition. L'enseignement, la confession, la prédication, l'activité charitable constituaient le champ d'action du nouvel Ordre, mais la mission étrangère n'en était pas exclue puisque, en 1541, François Xavier s'embarquait à Lisbonne avec deux compagnons, pour aller évangéliser l'Extrême-Orient. Enfin, en 1546, allait commencer la carrière politico-religieuse de la Compagnie, par le choix que fit le pape, de Lainez et de Salmeron, pour le représenter au Concile de Trente, en qualité de « théologiens pontificaux ».

« L'Ordre, écrit M Boehmer, n'était donc encore employé comme « Compagnie du pape » que d'une manière temporaire. Mais il s'acquittait de ses fonctions avec tant de promptitude et d'habileté, que, déjà sous Paul Ill, il s'implanta solidement dans tous les genres d'activité qu'il avait choisis, et, déjà sous Paul III, il avait gagné pour toujours la confiance de la Curie » (12 quater)

Cette confiance était amplement justifiée, car les Jésuites, et Lainez en particulier, se montrèrent, avec leur ami dévoué, le cardinal Morone, les champions aussi habiles qu'inlassables de l'autorité pontificale et de l'intangibilité du dogme, durant les trois périodes du Concile, qui ne prit fin qu'en 1562. Par leurs savantes manoeuvres, autant que par leur dialectique serrée, ils réussirent à mettre en échec l'opposition et à faire repousser toutes les prétentions « hérétiques » : mariage des prêtres, communion sous les deux espèces, usage de la langue vulgaire dans le service divin, et, surtout, réforme de la papauté. Seule fut retenue la réforme des couvents. Lainez même, par une vigoureuse contre-attaque, soutint le dogme de l'infaillibilité pontificale, qui devait être promulgué trois siècles plus tard par le Concile du Vatican (13) . Grâce à l'action persévérante des Jésuites, le Saint-Siège sortait renforcé de la crise où il avait failli sombrer. Ainsi se vérifiaient les termes par lesquels Paul III avait désigné le nouvel Ordre, dans sa bulle d'autorisation : « Regimen Ecclesiae militantis ».

Ce caractère combatif allait s'affirmer de plus en plus, par la suite, en même temps que l'activité des fils de Loyola se concentrerait, outre les missions étrangères, dans la « direction » des âmes, particulièrement celles des classes dirigeantes -- c'est-à-dire dans la politique, puisque tous les efforts de ces « directeurs » tendent vers la soumission du monde à la papauté, et qu'à cet effet il s'agit d'abord de conquérir les « têtes ». Pour réaliser cet idéal, deux armes principales : la confession des grands et des gens en place et l'éducation de leurs enfants. Ainsi tiendra-t-on le présent tout en préparant l'avenir.

Le Saint-Siège a vite compris quelle force lui apportait l'Ordre nouveau. Il avait d'abord limité à soixante le nombre de ses membres, mais cette restriction a été promptement levée. Quand Ignace meurt, en 1556, ses fils sont à l'oeuvre chez les païens, aux Indes, en Chine, au Japon, dans le Nouveau Monde, mais aussi et surtout en Europe : en France, en Allemagne du Sud et de l'Ouest, où ils luttent contre l' « hérésie », en Espagne, au Portugal, en Italie, et jusqu'en Angleterre, où ils pénètrent par l'Irlande - et leur histoire, abondante en vicissitudes, sera celle du réseau « romain » qu'ils s'efforceront de tendre sur le monde, avec ses mailles incessamment déchirées et reprises.

4. L'ESPRIT DE L'ORDRE

« Ne l'oublions pas, écrit le R.P. jésuite Rouquette, historiquement, l' « ultramontanisme » a été l'affirmation pratique de l' « universalisme »... Cet universalisme nécessaire reste un vain mot, s'il ne se traduit pas par une cohésion pratique de la chrétienté, c'est-à-dire par une obéissance : c'est pourquoi Ignace a voulu que son équipe soit à la disposition du pape... Elle sera le champion de l'unité catholique, unité qui ne peut être assurée que par la soumission effective au Vicaire du Christ (13 bis).

Cet absolutisme monarchique qu'Ils entendaient imposer dans I'Eglise romaine, les Jésuites n'ont pas moins travaillé à en assurer le maintien dans la société civile, puisque, en bons « intégristes », ils devaient considérer les souverains comme des mandataires au temporel du Saint-Père, véritable chef de la chrétienté ; ils furent toujours les plus fermes soutiens des monarques, à la condition, toutefois, que ceux-ci témoignassent, envers leur suzerain commun, d'une entière docilité.

Mais, dans le cas contraire, les princes « rebelles » trouvaient en eux les plus redoutables ennemis.

« Partout où en Europe les intérêts de Rome exigeaient qu'on excitât le peuple à se soulever contre son roi, que l'on combattît par l'intrigue, la propagande et, au besoin, par la révolte ouverte, les décisions gênantes pour l'Eglise prises par un prince temporel, la Curie savait qu'elle ne pouvait trouver plus habiles, plus sûrs et plus hardis que les Pères de la Compagnie de Jésus » (14).

Nous avons vu par l'esprit des « Exercices » combien le fondateur de la Compagnie apparaît, dans son mysticisme simpliste, en retard sur son siècle. Il ne l'était pas moins en matière de discipline ecclésiastique et, d'une façon générale, dans sa conception de la subordination. Les « Constitutions », qui sont, avec les « Exercices », le monument fondamental de la pensée ignacienne, ne laissaient aucun doute à ce sujet. Quoi qu'en aient pu dire - aujourd'hui surtout - ses disciples, pour ne pas heurter de front les idées modernes en cette matière, l'obéissance tient dans ce compendium des règles de l'Ordre une place toute particulière, et, sans contredit, la première. M. Folliet peut prétendre n'y voir que « l'obéissance religieuse » tout court, nécessaire à toute congrégation ; le R.P. Rouquette peut écrire audacieusement : « Loin d'être une diminution de l'homme, cette obéissance, intelligente et voulue, est le sommet de la liberté... elle est une libération de l'esclavage de nous-mêmes... », il suffit de se reporter aux textes pour saisir le caractère outrancier et même monstrueux de cette soumission de l'esprit et de l'âme imposée aux Jésuites, et qui en a toujours fait non seulement des instruments dociles dans les mains de leurs supérieurs, mais encore, par leur formation même. les ennemis naturels de toute liberté.

Le fameux « perinde ac cadaver » (comme un cadavre entre les mains du laveur de morts), peut bien se retrouver « dans toute la littératurespirituelle «, comme le dit M. Folliet, et même en Orient, dans la Constitution des Haschichins, ainsi que bien d'autres comparaisons célèbres tirées de la même source ignacienne : « comme un bâton qui obéit à toutes les impulsions, comme une boule de cire qui peut être modelée ou étirée dans tous les sens, comme un petit crucifix qu'on peut élever et mouvoir à sa volonté » ; ces aimables formules n'en restent pas moins révélatrices, et les commentaires et éclaircissements de la main même du créateur de l'Ordre ne laissent aucun doute sur le plein sens qu'il convient de leur attribuer. D'ailleurs, chez les Jésuites, ce n'est pas seulement la volonté, mais aussi la raison et jusqu'au scrupule moral, qui doivent être sacrifiés à la primordiale vertu d'obéissance, dont Borgia disait qu'elle était « le rempart le plus solide de la Société ».

« Persuadons-nous que tout est juste quand le supérieur l'ordonne », écrit Loyola. Et encore : « Quand même Dieu t'aurait proposé pour maître un animal privé de raison, tu n'hésiteras pas à lui prêter obéissance, ainsi qu'à un maître et à un guide, par cette raison seule que Dieu l'a ordonné ainsi. »

Bien mieux : le Jésuite doit voir en son supérieur, non un homme faillible, mais le Christ lui-même. J. Huber, professeur de théologie catholique à Munich, et auteur de l'un des plus importants ouvrages sur les Jésuites, écrit :

« On Va constaté : les « Constitutions » répètent cinq cents fois qu'il faut voir en la personne du Général, le Christ » (15).

L'assimilation tant de fois faite de la discipline de l'Ordre à celle de l'armée est donc faible auprès de la réalité. « L'obéissance militaire n'est pas l'équivalent de l'obéissance jésuitique ; cette dernière est plus étendue, car elle s'empare toujours de l'homme tout entier et elle ne se contente pas, comme la première, de l'acte extérieur, elle exige le sacrifice de la volonté, la suspension du jugement propre » (16)

Ignace écrit lui-même dans sa lettre aux Jésuites du Portugal « que l'on doit voir noir ce qui apparaît blanc, si l'Eglise le déclare ainsi. »

Tel est ce « sommet de la liberté », telle est cette « libération de l'esclavage de nous-mêmes », vantés plus haut par le R.P. Rouquette. Certes, le jésuite est vraiment libéré de soi-même, puisqu'il est entièrement asservi à ses chefs et que tout doute, tout scrupule lui serait imputé à péché.

« Dans les additions aux « Constitutions », écrit M. Boehmer, il est conseillé aux supérieurs, pour éprouver les novices, de leur commander, comme Dieu à Abraham, des choses en apparence criminelles, tout en proportionnant ces tentations aux forces de chacun. On imagine sans peine quels pouvaient être les dangers d'une pareille éducation »(17).

L'histoire mouvementée de l'Ordre - il n'est guère de pays dont il n'ait été expulsé - témoigne assez que ces dangers ont été reconnus par tous les gouvernements, même les plus catholiques. En introduisant dans les cours et parmi les classes élevées des « fidawis » aussi aveuglément dévoués, la Compagnie - championne de l'universalisme, donc de l'ultramontanisme - devait fatalement être reconnue comme menaçante pour le pouvoir civil, et cela d'autant mieux que l'activité de l'Ordre, du fait même de sa vocation, tournait de plus en plus à la politique.

Parallèlement devait se développer chez ses membres ce que la voix publique appelle l'esprit jésuitique. Le fondateur, inspiré surtout par les besoins de la « mission », étrangère ou intérieure, n'avait pas négligé pour autant l'habileté. « Une prudence consommée, écrivait-il dans ses « Sententiae asceticae », jointe à une pureté médiocre, vaut mieux qu'une sainteté plus parfaite jointe à une habileté moins grande. Un bon pasteur des âmes doit savoir ignorer beaucoup de choses et feindre de ne pas les comprendre. Une fois maître des volontés, il pourra mener ses élèves en sapience partout où il voudra. Les gens sont entièrement absorbés par les intérêts passagers, il ne faut pas leur parler à brûle-pourpoint de leur âme : ce serait jeter l'hameçon sans amorce, sans appâts. »

La contenance même des fils de Loyola était ainsi précisée :

« Ils doivent tenir la tête un peu baissée sur le devant. sans la pencher ni d'un côté ni de l'autre, ne, point lever les yeux, mais les tenir constamment au-dessous de ceux des personnes à qui ils parlent. de façon à ne les voir qu'indirectement... » (18)

Les successeurs d'Ignace ont bien retenu la leçon et en ont fait l'application la plus étendue à la poursuite de leurs desseins.

5. LES PRIVILEGES DE LA COMPAGNIE

Dès 1558, Lainez, le subtil manoeuvrier du Concile de Trente, est nommé général par la Congrégation, avec pouvoir d'organiser l'Ordre selon son inspiration. Les << Déclarations >>, composées par lui-même et Salmeron, sont jointes aux « Constitutions », en manière de commentaires, et ne font qu'accentuer le despotisme du général, élu à vie. Un admoniteur, un procureur et des assistants, résidant comme lui-même à Rome, lui sont adjoints pour l'administration générale de l'Ordre divisé alors en cinq Assistances : Italie, Allemagne, France, Espagne, Angleterre et Amérique réunies. Ces Assistances sont elles-mêmes divisées en Provinces groupant les divers établissements de l'Ordre. Seuls. l'admoniteur (ou surveillant) et les assistants sont nommés par la Congrégation. Le général désigne tous les autres fonctionnaires, promulgue les ordonnances, lesquelles ne doivent pas modifier les Constitutions, gère à son gré les biens de l'Ordre et en dirige l'activité, dont il n'est responsable qu'envers le pape.

A cette milice si étroitement unie dans la main de son chef, et qui a besoin, pour l'efficacité de son action, de la plus grande autonomie, le pape ne manque pas de concéder des privilèges qui paraîtront exorbitants aux autres Ordres religieux.

Déjà, par leurs Constitutions, les Jésuites échappaient à la règle de la clôture comme à celles qui président généralement à la vie monastique. Ils sont en fait des moines vivant « dans le siècle » et ne se distinguant extérieurement en rien du clergé séculier. Mais, au contraire de celui-ci, et même des autres congrégations religieuses, ils ne sont nullement soumis à l'autorité des évêques. Dès 1545, une bulle de Paul III leur permet de prêcher, confesser, distribuer les sacrements, présider au culte, bref, exercer leur ministère sans en référer à l'Ordinaire. Seule, la célébration des mariages sort de leurs attributions.

Ils ont tout pouvoir pour donner l'absolution, convertir les voeux en d'autres plus faciles à remplir, ou même les lever.

« Les pouvoirs du général, relatifs à l'absolution et aux dispenses, sont encore plus étendus », lisons-nous chez M. Gaston Bally. Il peut lever toutes les peines qui ont frappé les membres de la Société avant ou après leur entrée dans l'Ordre, les absoudre de tous les péchés, même du péché d'hérésie et de schisme, de la falsification d'écrits apostoliques, etc...

« Le général absout, en personne ou par l'entremise d'un délégué, tous ceux qui sont placés sous son obédience de l'état d'irrégularité provenant, soit de l'excommunication, soit de la suspension, soit de l'interdit, à la condition que ces censures n'aient pas été infligées pour des excès si extraordinaires que le tribunal papal puisse seul connaître.

« Il absout, en outre, de l'irrégularité provenant de la bigamie, des blessures faites à autrui, du meurtre, de l'assassinat... pourvu que ces mauvaises actions ne soient pas de notoriété publique et n'aient pas fait de scandale » (19)

Grégoire XIII, enfin, conféra à la Compagnie le droit de se livrer au commerce et aux affaires de banque. droit dont elle usa largement par la suite.

Ces dispenses et pouvoirs inouïs étaient garantis de la façon la plus absolue.

« Les papes allèrent même jusqu'à sommer les princes et les rois de défendre ces privilèges ; ils menaçaient de la grande excommunication « latae sententiae » tous ceux qui y porteraient atteinte, et d'après une bulle de Pie V, de l'an 1574, ils accordèrent au général le droit de les rétablir dans leur étendue primitive, envers et contre toutes les tentatives faites pour les diminuer ou les altérer, fût-ce même par des actes de révocation papale...

« En octroyant aux Jésuites ces privilèges exorbitants qui allaient à l'encontre de l'antique constitution de l'Eglise, la papauté ne voulait pas seulement les munir d'armes puissantes pour la lutte contre les « Infidèles », elle voulait surtout s'en servir comme d'une garde du corps pour la défense de son propre et absolu pouvoir dans l'Eglise et contre l'Eglise ».

« Pour conserver la suprématie spirituelle et temporelle qu'ils avaient usurpée au moyen âge, les papes vendirent l'Eglise à l'Ordre de Jésus, et par là ils se livrèrent eux-mêmes entre ses mains... Si la papauté s'appuyait sur les Jésuites, toute l'existence des Jésuites dépendait de la suprématie spirituelle et temporelle de la papauté. De cette façon, les intérêts des deux parties étaient intimement liés » (20)

Mais cette cohorte d'élite avait besoin d'auxiliaires secrets pour dominer la société civile : ce rôle fut dévolu aux affiliés de la Compagnie, dits Jésuites « de robe courte » « Bien des personnages importants furent ainsi liés à la Société : les empereurs Ferdinand II et Ferdinand III, Sigismond III, roi de Pologne, qui avait officiellement fait partie de la Compagnie, le cardinal Infant, un due de Savoie. Et ce ne furent pas les moins utiles » (21).

Il en est de même aujourd'hui, où les 33.000 membres officiels de la Société agissent à travers le monde à la façon d'animateurs, d'officiers d'une véritable armée secrète qui compte dans ses rangs des chefs de partis politiques, des hauts fonctionnaires, des généraux, des magistrats, des médecins, des professeurs de Faculté, etc, attentifs à poursuivre, chacun dans son domaine, « L'Opus Dei », l'oeuvre de Dieu, c'est-à-dire de la Papauté.

LES JESUITES EN EUROPE AUX XVIe ET XVIIe SIECLES

1. ITALIE, PORTUGAL, ESPAGNE

La France, écrit M Boehmer, est le berceau de la Société de Jésus, mais c'est en Italie qu'elle a reçu son programme et sa constitution. Aussi est-ce en Italie qu'elle a d'abord pris pied ; c'est de là qu'elle s'est répandue au loin. » (1)

L'auteur note le nombre croissant des collèges et académies jésuites (128 en 1680) ; « mais, dit-il, l'histoire de la civilisation italienne, au 16e et au 17e siècles, en est une preuve encore plus frappante. Si l'Italie savante est revenue aux pratiques et à la foi de l'Eglise, si elle s'est prise de zèle pour l'ascétisme et les missions, si elle s'est remise à composer des poésies pieuses et des hymnes d'église, et à consacrer avec componction à l'exaltation de l'idéal religieux les pinceaux des peintres et les ciseaux des sculpteurs, n'est-ce pas le fruit de l'éducation que les classes cultivées reçurent des Jésuites dans les écoles et les confessionnaux ? » (2)

Finis « la simplicité enfantine, la joie, la fraîcheur, l'amour naïf de la nature... » « Les élèves des Jésuites sont bien trop cléricaux, dévots, habitués au pathos sentimental, pour conserver ces qualités. Ils sont épris de merveilleux et de visions extatiques ; ils s'enivrent littéralement de la peinture de mortifications effrayantes et des supplices atroces des martyrs ; ils ont besoin de pompes, de clinquant, d'une mise en scène d'opéra. La littérature et l'art italiens, dès la fin du 16e siècle, sont le fidèle miroir de cette transformation morale... L'agitation, l'ostentation, la prétention offensante, qui caractérisent les créations de cette période, blessent à chaque instant notre sentiment intime et éveillent, au lieu d'un élan de sympathie, plutôt un éloignement pour les croyances qu'elles prétendent interpréter et glorifier » (3).

C'est en effet la marque « sui generis » de la Compagnie. Cet amour du contourné, du tarabiscoté, du clinquant, de l'effet théâtral, pourrait paraître étrange chez des mystiques formés par les «Exercices spirituels», si l'on n'y distinguait la volonté toujours tendue vers ce but essentiellement loyolesque de frapper les esprits. C'est, en somme, une application de la maxime « Qui veut la fin, veut les moyens » que les Pères ont appliquée avec persévérance dans l'art et la littérature, comme dans la politique et les moeurs.

L'Italie avait été peu touchée par la Réforme. Cependant les Vaudois, qui s'étaient maintenus depuis le moyen âge, malgré les persécutions, dans le nord et le sud de la péninsule, s'étaient ralliés en 1532 à l'Eglise calviniste. Emmanuel Philibert de Savoie, sur un rapport du Jésuite Possevino, déclencha en 1561 une nouvelle persécution sanglante contre ses sujets «hérétiques ». Il en fut de même en Calabre, à Casal di San Sisto et à Guardia Fiscale. « Les Jésuites furent mêlés à ces massacres ; ils s'occupaient de convertir les victimes... » (4)

Quant au Père Possevino : « ... il suivit l'armée catholique comme aumônier, et recommanda l'extermination par le feu des pasteurs hérétiques comme une oeuvre sainte et nécessaire »FONT face=Geneva>(5)

Les Jésuites étaient tout-puissants à Parme, à la cour des Farnèse, ainsi qu'à Naples, aux 16e et 17e siècles. Mais à Venise, où ils avaient été comblés de biens, ils furent bannis le 14 mai 1606, « comme les plus fidèles servants et porte-parole du pape... »

Il leur fut cependant permis d'y revenir en 1656. Mais leur influence dans la République ne fut plus désormais que l'ombre de celle qu'ils y avaient eue autrefois.

Le Portugal fut une terre d'élection pour l'Ordre. « Déjà, sous Jean Ill (1521-1559), il était la congrégation religieuse la plus puissante du royaume (6) . » Son crédit augmenta encore après la révolution de 1640, qui plaça les Bragance sur le trône. « Sous le premier roi de la maison de Bragance, le Père Fernandez fut membre du Conseil d'Etat, et, pendant la minorité d'Alphonse VI, le conseiller le plus écouté de la reine régente Louise. Le Père de Ville travailla avec succès, en 1667, au renversement d'Alphonse VI, et le Père Emmanuel Fernandez fut, en 1667, nommé député aux Cortès par le nouveau roi Pierre Il... Mais alors même que les Pères ne remplissaient aucune charge publique dans le royaume, ils étaient en fait plus puissants en Portugal que dans n'importe quel autre pays. Ils n'étaient pas seulement les directeurs de conscience de toute la famille royale, ils étaient aussi consultés par le roi et ses ministres dans toutes les circonstances importantes D'après le témoignage d'un des leurs, aucune place dans l'administration de l'Etat ou de I'Eglise ne pouvait être obtenue sans leur consentement, si bien que le clergé, les grands et le peuple se disputaient leurs faveurs et leurs bonnes grâces. Ajoutons que la politique étrangère elle-même était sous leur influence. Aucun homme de sens ne soutiendra qu'un pareil état de choses ait été profitable au bien du royaume. » (7)

On peut en juger, en effet, par l'état de décadence dans lequel tomba ce malheureux pays. Il fallut toute la clairvoyance et l'énergie du marquis de Pombal, au milieu du 18e siècle, pour arracher le Portugal à l'étreinte mortelle de la Compagnie.

En Espagne, la pénétration de l'Ordre se fit avec plus de lenteur. Le haut clergé et les Dominicains s'y opposèrent longtemps. Les souverains, eux aussi, Charles-Quint et Philippe II, tout en acceptant leurs services, se défiaient de ces soldats du pape, dont ils appréhendaient les empiétements sur leur autorité Mais, à force de souplesse, la Compagnie finit par avoir raison de cette résistance. « Au 17e siècle, elle est toute-puissante en Espagne parmi les hautes classes et à la Cour. On voit même le Père Neidhart, un ancien officier de cavalerie allemand, gouverner absolument le royaume comme conseiller d'Etat, premier ministre et Grand Inquisiteur... En Espagne comme en Portugal, la ruine du royaume coïncida avec la marche ascendante de l'Ordre... » (8)

C'est ce qui fait écrire à Edgar Quinet

« Partout où une dynastie se meurt, je vois se soulever de terre et se dresser derrière elle, comme un mauvais génie, une de ces sombres figures de confesseurs, qui l'attire doucement, paternellement dans la mort... » (9)

Certes, on ne peut imputer à cet Ordre seul la décadence de l'Espagne « Il est vrai, pourtant, que la Compagnie de Jésus, simultanément avec I'Eglise et les autres ordres religieux, hâta le mouvement de désorganisation ; plus elle devenait riche, plus le pays devenait pauvre, si pauvre qu'à la mort de Charles II on ne trouva pas même dans les caisses de l'Etat la somme nécessaire pour payer les 10.000 messes qu'il était d'usage de dire pour le salut de l'âme d'un monarque défunt. »(10)

2. ALLEMAGNE

« Ce n'était pas l'Europe méridionale, mais l'Europe centrale, la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Pologne, qui étaient le théâtre principal de la lutte historique entre le catholicisme et le protestantisme. Aussi ces pays furent-ils les principaux champs de bataille de la Compagnie de Jésus. » (11)

La situation était particulièrement grave en Allemagne.

« Non seulement des pessimistes notoires, mais aussi des catholiques d'esprit pondéré et judicieux, considéraient la cause de la vieille église, dans toute l'étendue des pays allemands, comme à peu près perdue. En fait, même en Autriche et en Bohême, la rupture avec Rome était si générale que les protestants pouvaient raisonnablement espérer conquérir l'Autriche en quelques dizaines d'années. Comment se fait-il donc que ce changement ne se soit pas produit, mais qu'au contraire la nation se soit partagée en deux ? Dès la fin du 16e siècle, le parti catholique n'a aucune hésitation sur la réponse qui doit être faite à cette question. Il a toujours reconnu que ceux à qui l'on doit l'heureuse tournure prise par les événements sont les Witelsbach, les Habsbourg et les Jésuites. » (12)

Quant au rôle de ces derniers, René Fülöp-Miller écrit

« Ce n'est qu'à la condition que les Pères fussent à même d'influencer et de guider les princes en tout temps et en toute circonstance que la cause catholique pouvait espérer un succès réel. Or, l'institution de la confession offrait aux Jésuites un moyen de s'assurer une influence politique durable et, par là, une action efficace » (13)

En Bavière, ce fut le jeune due Albert V qui, fils d'un zélé catholique et formé à Ingolstadt, la vieille ville catholique, appela les Jésuites pour combattre efficacement l'hérésie :

« Le 7 juillet 1556, 8 Pères et 12 écolâtres jésuites firent leur entrée à Ingolstadt. Alors commença une ère nouvelle pour la Bavière... L'Etat lui-même reçut une empreinte nouvelle... Les conceptions catholiques romaines dirigèrent la politique des princes et la conduite des hautes classes. Mais ce nouvel esprit ne s'empara que des couches supérieures. Il ne gagna pas l'âme du peuple... Néanmoins, sous la discipline de fer de l'Etat et de l'Eglise restaurée, il redevint dévotement catholique, docile, fanatique, et intolérant à l'égard de toute hérésie... »

« Il peut paraître excessif d'attribuer une vertu aussi prodigieuse à l'action de quelques douzaines d'étrangers. Et pourtant, dans cette circonstance, la force fut en raison inverse du nombre, et la force put ici agir immédiatement sans rencontrer aucun obstacle Les émissaires de Loyola s'emparèrent d'emblée du coeur et du cerveau de ce pays... Dès la génération suivante, Ingolstadt devint le type de la ville jésuite allemande. » (14)

On peut juger de l'état d'esprit que les Pères avaient introduit dans cette citadelle de la foi, par les lignes suivantes :

« Le Jésuite Mayrhofer d'Ingolstadt enseignait dans son « Miroir du prédicateur » qu'on n'allait « pas plus à l'encontre de la justice en demandant la mise à mort des protestants qu'en réclamant la peine capitale pour les voleurs, les faux monnayeurs, les meurtriers et les séditieux.»(15)

Les successeurs d'Albert V, et particulièrement Maximilien Premier (1597-1651), parachevèrent son oeuvre. Mais déjà Albert V lui-même était fort attentif à son « devoir » d'assurer le « salut » à ses sujets.

« Aussitôt que les Pères furent arrivés en Bavière, il prit une attitude plus sévère à l'égard des protestants et de ceux qui inclinaient au protestantisme. A partir de 1563, il expulsa impitoyablement les récalcitrants, il traita sans miséricorde les anabaptistes, comme l'en loua le Jésuite Agricola, par le feu, les noyades et le fer... Il fallut néanmoins attendre qu'une génération d'hommes eût disparu, pour que la persécution fût couronnée d'un entier succès. Encore en 1586, les anabaptistes de Moravie réussirent à soustraire 600 victimes au duc Guillaume. Ce seul exemple prouve que le nombre des expulsés se chiffre non par quelques centaines, mais plusieurs milliers. Terrible saignée pour un pays aussi peu peuplé.

« Mais l'honneur de Dieu et le salut des âmes, disait Albert V au Conseil de ville de Munich, doivent être mis au-dessus de tous les intérêts temporels. » (16)

Peu à peu tout l'enseignement en Bavière passa aux mains des Jésuites, et ce pays devint la base de leur pénétration dans l'Est, l'extrême Ouest et le Nord de l'Allemagne.

« A partir de 1585, les Pères convertissent la partie de la Westphalie qui dépendait de Cologne ; en 1586, ils apparaissent à Neuss et à Bonn, une des résidences de l'archevêque de Cologne ; ils ouvrent des collèges en 1587 à Hildesheim, en 1588 à Münster. Ce dernier comptait déjà, en 1618, 1300 élèves... Une grande partie de l'Allemagne occidentale fut ainsi reconquise par le catholicisme, grâce aux Wittelsbach et aux Jésuites.

« L'alliance des Wittelsbach et des Jésuites fut encore plus importante peut-être pour les « pays autrichiens » que pour l'Allemagne occidentale. » (17)

L'archiduc Charles de Styrie, le dernier fils de l'empereur Ferdinand, avait épousé en 1571 une princesse bavaroise « qui transporta dans le château de Gratz les tendances étroitement catholiques et l'amitié pour les Jésuites qui régnaient à la Cour de Munich ». Sous son influence, Charles fit tous ses efforts pour « extirper l'hérésie » de ses Etats, et quand il mourut, en 1590, il fit jurer à son fils et successeur, Ferdinand, de poursuivre son oeuvre. Ferdinand se trouvait, au reste, tout préparé pour cela. « Il avait été pendant cinq ans, à Ingolstadt, l'élève des Jésuites ; son esprit, d'ailleurs de médiocre envergure, ne concevait pas de tâche plus noble que le rétablissement de l'Eglise catholique dans ses Etats héréditaires. Que ce fût ou non avantageux pour ses Etats, cela lui était indifférent. « J'aime mieux, disait-il, régner sur un pays ruiné que sur un pays damné. » (18)

En 1617, l'empereur fit couronner l'archiduc Ferdinand roi de Bohême. « Conseillé par Viller (son confesseur jésuite), Ferdinand se mit aussitôt en devoir de combattre le protestantisme avec vigueur dans son nouveau royaume. Cette tentative fit bientôt éclater la sanglante guerre de religion qui devait pendant les trente années suivantes tenir l'Europe en haleine. Après que la « défenestration de Prague » en 1618 eut donné le signal de la révolte ouverte, le vieil empereur Mathias essaya d'abord de transiger ; mais il n'avait pas assez d'énergie pour faire prévaloir ses intentions contre le roi Ferdinand dominé par son confesseur jésuite, et ainsi fut anéanti le dernier espoir de régler le conflit à l'amiable. »

« Entre temps, les Etats de Bohême avaient, par une mesure spéciale, décrété solennellement l'expulsion des Jésuites, en qui ils voyaient les promoteurs de la guerre civile. » (19)

Bientôt la Silésie et la Moravie suivirent cet exemple, et les protestants de Hongrie, où sévissait le Jésuite Pazmany, se soulevèrent aussi. Mais à la bataille de la Montagne Blanche (1620) le sort des armes fut favorable à Ferdinand, redevenu empereur à la mort de Mathias.

« Les Jésuites poussèrent Ferdinand à frapper les rebelles des peines les plus terribles ; le protestantisme fut extirpé du pays tout entier par les moyens les plus cruels... A la fin de la guerre, la ruine matérielle du pays était consommée. »

« Le Jésuite Balbinus, l'historien de la Bohème, s'étonnait qu'on trouvât encore des habitants dans ce pays. Mais la ruine morale fut plus terrible encore... La culture florissante que l'on rencontrait chez les nobles et les bourgeois, une littérature nationale très riche et que rien ne pouvait remplacer : tout cela avait Péri, la nationalité elle-même avait été supprimée. La Bohème était ouverte à l'activité des Jésuites, ils brûlèrent la littérature tchèque en masse ; ils firent pâlir et s'éteindre dans les souvenirs du peuple le nom du grand saint de la nation, Jean Huss... « L'apogée du pouvoir des Jésuites, dit Tomek, marqua pour la Bohême l'époque de la décadence la plus profonde de sa culture nationale ; c'est à l'influence des membres de l'Ordre qu'est dû le retard de plus d'un siècle qu'a subi le réveil de ce malheureux pays... »

« Lorsqu'il s'agit de terminer la guerre (de Trente ans) et de conclure une paix qui assurât aux protestants d'Allemagne les droits politiques dont jouissaient les catholiques, les Jésuites mirent tout en oeuvre pour obtenir la continuation de la lutte. Ce fut en vain. » (20)

Mais ils obtinrent de Léopold 1er, leur élève, alors empereur régnant, qu'il persécutât les protestants dans ses propres Etats, et notamment en Hongrie. « Escortés par les dragons impériaux, les Jésuites entreprirent l'oeuvre de la conversion en 1671. Les Hongrois se soulevèrent et il éclata une guerre qui occupa une génération presque tout entière... Mais l'insurrection hongroise fut victorieuse, sous la conduite de François Kakoczy. Le vainqueur voulut chasser les Jésuites de toutes les contrées qui tombèrent en son pouvoir ; des protecteurs influents de l'Ordre firent ajourner cette mesure. L'expulsion n'eut lieu qu'en 1707...

« Le prince Eugène blâmait avec une rude franchise la politique de la maison impériale et les intrigues des Jésuites en Hongrie. « Il s'en est fallu de peu, écrit-il, que les Jésuites n'aient fait perdre la Hongrie à la maison d'Autriche, en persécutant les protestants. » Un jour il s'écria avec amertume que la morale des Turcs s'élevait, en pratique du moins, bien au-dessus de celle des membres de l'Ordre. « Non seulement, dit-il, les Jésuites veulent dominer sur les consciences, ils veulent avoir droit de vie et de mort sur les hommes. »

« L'Autriche et la Bavière récoltèrent en une pleine mesure les fruits de la domination des Jésuites : la compression de toutes les tendances progressives, l'abêtissement systématique du peuple. »

« La misère profonde qui fut la suite de la guerre de religion, l'impuissance politique, la décadence intellectuelle, la corruption morale, une diminution effroyable de la population, l'appauvrissement de l'Allemagne tout entière : telle fut en grande partie l'oeuvre de l'Ordre de Jésus. »(21)

3. SUISSE

Ce ne fut qu'au 17- siècle que les Jésuites parvinrent à fonder en Suisse des établissements durables, après avoir été successivement appelés, puis bannis, par quelques villes de la Confédération, dans la deuxième moitié du 16e siècle.

L'archevêque de Milan, Charles Borromée, qui avait favorisé leur installation à Lucerne, en 1578, ne devait pas tarder à reconnaître la nocivité de leur action, comme le rappelle J. Huber : « Charles Borromée écrit à son confesseur que la Compagnie de Jésus, gouvernée par des chefs plutôt politiques que religieux, devient trop puissante pour conserver la modération et la soumission nécessaires... Elle dirige les rois et les princes, elle gouverne les affaires temporelles et les affaires spirituelles ; la pieuse institution a perdu l'esprit qui l'animait primitivement ; il faudra en venir à la supprimer » (22)

Vers la même époque, en France, le fameux jurisconsulte Etienne Pasquier écrivait : « Introduisez cet Ordre entre nous, vous y introduirez par même moyen un désordre, chaos et confusion. » (23)

Mais n'est-ce pas l'identique grief que l'on voit s'élever en tout temps et en tous pays contre la Compagnie ? Il en fut de même en Suisse quand l'évidence de son action néfaste perça à travers les dehors flatteurs dont elle excellait à s'envelopper.

« Partout où les Jésuites parvenaient à prendre pied, ils séduisaient grands et petits, jeunes et vieux. Les autorités commençaient bientôt à les consulter dans des affaires graves ; puis arrivaient des donations en grand nombre, et il ne se passait pas un long temps qu'ils n'eussent occupé toutes les écoles, les chaires de presque toutes les églises, le confessionnal de tous les personnages influents et hauts placés. Confesseurs chargés de l'éducation de toutes les classes de la société, conseillers et amis intimes des membres du conseil, leur influence s'accrut tous les jours, et ils ne tardèrent pas à la faire valoir dans les affaires publiques. Lucerne et Fribourg étaient leurs centres d'opération ; ils dirigeaient la politique extérieure de la plupart des cantons catholiques...

« Tout plan forgé par Rome ou par d'autres puissances étrangères contre le protestantisme en Suisse, trouvait chez les Jésuites un appui assuré...

« En 1620, ils parvinrent à soulever la population catholique du Veltlin contre les protestants et à en faire massacrer six cents. Le pape donna l'indulgence à tous ceux qui avaient trempé dans ces horreurs.

« En 1656, ils allumèrent la guerre civile entre les membres des diverses confessions... Plus tard, nouvelle guerre de religion, allumée par les Jésuites.

« En 1712, on discutait la paix à Aarau, Lucerne et Uri venaient de l'accepter lorsque les Jésuites, sur un ordre venu de Rome, mirent tout en oeuvre pont la remettre en question. Ils refusèrent l'absolution à ceux qui hésiteraient à courir aux armes. Ils proclamèrent bien haut dans les chaires que l'on n'était pas tenu au respect de la parole donnée aux hérétiques ; ils mirent en suspicion les conseillers modérés, cherchèrent à les éloigner des affaires, et provoquèrent à Lucerne un soulèvement si menaçant du peuple contre le gouvernement, que l'autorité suprême se résigna à rompre la paix Les catholiques sortirent vaincus de la lutte et signèrent une paix onéreuse.

« Depuis cette époque, l'influence de l'Ordre en Suisse alla en diminuant. » (24)

De nos jours, l'article 51 de la Constitution helvétique interdit à la Compagnie de Jésus toute activité culturelle ou éducative sur le territoire de la Confédération, et les efforts déployés pour faire abolir cette disposition se sont toujours soldés par un échec.

4. POLOGNE ET RUSSIE

Nulle part peut-être la domination jésuitique ne s'est révélée aussi funeste qu'en Pologne. C'est ce que démontre H. Boehmer, historien pourtant fort modéré, qui ne témoigne d'aucune hostilité systématique à l'égard de la Compagnie.

« On a rendu les Jésuites entièrement responsables de l'anéantissement de la Pologne. Posée dans ces termes, l'accusation est excessive. La décadence de l'Etat polonais avait commencé avant qu'ils parussent en Pologne. Mais, assurément, ils ont précipité la décomposition du royaume. De tous les Etats, la Pologne, eu égard aux millions de chrétiens orthodoxes qu'elle comptait dans son sein, était celui à qui la tolérance religieuse s'imposait le plus évidemment, comme un des principes essentiels de sa politique intérieure. Les Jésuites ne l'ont pas permis. Ils ont fait pis : ils ont, de la manière la plus funeste, mis la politique extérieure de la Pologne au service des intérêts catholiques. » (25)

Cela, qui fut écrit à la fin du siècle dernier, est à rapprocher de ce que déclarait, après la guerre 1939-1945, le colonel Beek, ex-ministre des Affaires étrangères polonais de 1932 à 1939 :

« Le Vatican est un des principaux responsables de la tragédie de mon pays. J'ai réalisé trop tard que nous avions poursuivi notre politique étrangère aux seules fins de l'Eglise catholique. » (26)

Ainsi, à plusieurs siècles de distance, la même influence néfaste s'était à nouveau exercée sur cette malheureuse nation.

Déjà, en 1581, le Père Possevino, comme légat pontifical à Moscou, mit tout en oeuvre pour pousser le tzar Ivan le Terrible à se rapprocher de l'Eglise romaine. Ivan ne s'y montra pas formellement opposé. Plein des plus joyeuses espérances, Possevino se fit, en 1584, le médiateur de la paix de Kirewora Gora entre la Russie et la Pologne, paix qui sauva Ivan d'inextricables embarras. C'était bien ce qu'avait calculé le rusé souverain. Il ne fut plus question de la conversion des Russes. Possevino dut quitter la Russie sans avoir rien obtenu. Deux ans plus tard, une nouvelle occasion, plus favorable encore, s'offrit aux Pères, pour mettre la main sur la Russie. Grischka Ostrepjew, un moine défroqué, révéla à un Jésuite qu'il était en réalité Dimitri, le fils du tzar Ivan, qui avait été assassiné, et se déclara tout prêt à soumettre Moscou à Rome, s'il devenait le maître du trône des tzars. Sans y réfléchir davantage, les Jésuites prirent l'affaire en mains, conduisirent Ostrepjew dans la maison du palatin de Sandomir, qui lui donna sa fille en mariage, se firent les avocats de ses prétentions auprès du roi Sigismond III et du pape, et obtinrent la levée d'une armée polonaise contre le tzar Boris Godounov. En récompense de ces services, le faux Dimitri abjura, dans une maison des Jésuites à Cracovie, la religion de ses pères et promit à l'Ordre de lui accorder un établissement à Moscou, dans le voisinage du Kremlin, après sa victoire sur Boris.

« Mais ce fut justement la faveur des religieux catholiques qui déchaîna contre Dimitri la haine des Russes orthodoxes. Le 27 mai 1606, il fut massacré avec plusieurs centaines de Polonais. Jusqu'alors on pouvait à peine parler d'un sentiment national russe ; mais maintenant ce sentiment se manifestait avec une force énorme, et il prenait immédiatement le caractère presque exclusif d'une haine fanatique contre l'Eglise romaine et contre la Pologne.

«L'alliance avec l'Autriche, que l'Ordre appuya de toutes ses forces, et la politique offensive de Sigismond III contre les Turcs, que l'Ordre s'empressa aussi d'encourager, furent presque aussi funestes pour la Pologne. En un mot, aucun Etat n'a subi dans son développement l'influence des Jésuites d'une manière aussi forte et aussi malheureuse que la Pologne. Et dans aucun pays, sauf le Portugal, l'Ordre n'a joui d'une situation aussi puissante. La Pologne n'a pas seulement eu un « Roi des Jésuites », elle a possédé aussi en Jean-Casimir un roi-jésuite, c'est-à-dire un souverain qui, avant son avènement (1649), appartenait à l'Ordre...

« Tandis que la Pologne marchait à pas de géant vers sa ruine, le nombre des établissements et des écoles des Jésuites s'accroissait à tel point que le général créa en 1751 une assistance spéciale pour la Pologne>(27)

5. SUEDE ET ANGLETERRE

« Dans les pays scandinaves, écrit M. Pierre Dominique, le luthéranisme submergeait tout et les Jésuites, au moment de leur contre-attaque, n'y avaient pas trouvé ce qu'ils avaient trouvé en Allemagne, un parti catholique déjà minoritaire, mais encore fort. » (28)

Ils n'avaient donc espoir que dans la conversion du souverain Jean III Wasa, lequel inclinait secrètement au catholicisme, d'autant qu'il avait épousé en 1568 une princesse polonaise de religion romaine, Catherine. Le Père Nicolaï, en 1574, puis d'autres Jésuites furent ainsi introduits à l'école de théologie récemment fondée, et firent du prosélytisme romain tout en affectant officiellement le luthéranisme. Puis ce fut l'habile négociateur Possevino qui obtint la conversion de Jean III et la charge de l'éducation de son fils Sigismond, le futur Sigismond 111, roi de Pologne. Mais quand on vint à la soumission de la Suède au Saint-Siège, les conditions posées par le roi : mariage des prêtres, communion sous les deux espèces, culte en langue vulgaire, repoussées par la Curie romaine, amenèrent la rupture des pourparlers. D'ailleurs, le roi devenu veuf, s'était remarié avec une Suédoise luthérienne. Les Jésuites durent quitter le pays.

« Cinquante ans plus tard, l'Ordre remporta encore en Suède une brillante victoire. La reine Christine, fille de Gustave-Adolphe, la dernière des Wasa, fut amenée à se convertir par deux professeurs jésuites, qui s'étaient introduits à Stockholm en se faisant passer pour des gentilshommes italiens en voyage. Mais elle dut, pour pouvoir sans obstacle accomplir ce changement de religion, abdiquer le 24 juin 1654. » (29)

En Angleterre, par contre, la situation apparaissait plus propice aux entreprises de la Compagnie, et celle-ci put espérer un temps ramener ce pays à l'obédience du Saint-Siège.

«Lorsque Elisabeth monta en 1558 sur le trône, l'Irlande était encore tout entière catholique, l'Angleterre à moitié... Déjà en 1542, Salmeron et Broet avaient été envoyés par le pape pour parcourir l'Irlande. » (30)

Des séminaires avaient été créés sous la direction des Jésuites à Douai, à Pont-à-Mousson et à Rome, pour former des missionnaires anglais, irlandais et écossais. D'accord avec Philippe II d'Espagne, la Curie romaine travaillait à la chute d'Elisabeth en faveur de Marie Stuart, catholique. Un soulèvement en Irlande, provoqué par Rome, avait été écrasé. Mais les Jésuites, passés en Angleterre en 1580, participèrent à Southwark à une grande assemblée catholique.

« Puis, sous divers déguisements, ils se répandirent de comté en comté, de château en château. Le soir, ils recevaient des confessions, le matin, ils prêchaient et donnaient la communion, puis ils disparaissaient aussi mystérieusement qu'ils étaient venus. Car, dès le 15 juillet, Elisabeth les avait proscrits. » (31).

Ils imprimaient et répandaient secrètement des pamphlets virulents contre la reine et l'Eglise anglicane. L'un d'eux, le Père Campion, fut pris, condamné pour haute trahison et pendu. Ils intriguaient aussi à Edimbourg pour gagner à leur cause le roi Jacques d'Ecosse. Le résultat de toute cette agitation fut l'exécution de Marie Stuart en 1587.

Vint l'expédition espagnole, l'invincible Armada, qui fit un moment trembler l'Angleterre et réalisa l' « union sacrée » autour du trône d'Elisabeth. Mais la Compagnie n'en poursuivait pas moins ses projets et ne cessait de former des prêtres anglais à Valladolid, à Séville, à Madrid, à Lisbonne, tandis que sa propagande secrète continuait en Angleterre sous la direction du Père Garnett. Celui-ci, à la suite de la Conspiration des poudres, dirigée contre Jacques 1er, successeur d'Elisabeth, fut condamné pour complicité, et pendu comme l'avait été le Père Campion.

Sous Charles 1er, puis sous la République de Cromwell, d'autres Jésuites payèrent encore leurs intrigues de leur vie. L'Ordre crut un moment triompher sous Charles Il qui, par le traité secret de Douvres, conclu avec Louis XIVe s'engageait à rétablir le catholicisme dans le pays.

« La nation ne connut qu'incomplètement ces circonstances. Mais le peu qui en transpira suffit à exciter une incroyable agitation. Toute l'Angleterre frémit devant le spectre de Loyola et les complots des Jésuites. » (32)

Une réunion de ceux-ci dans le palais même porta au plus haut point la fureur populaire.

« Charles 11, qui trouvait bonne la vie de roi et ne voulait sous aucun prétexte risquer « un nouveau voyage au-delà des mers », fit pendre cinq Pères pour haute trahison à Tyburn...

« Cela ne calma pas les Jésuites... Toutefois Charles Il était trop prudent et trop cynique aussi à leur gré, toujours prêt à les lâcher. L'avènement de Jacques Il leur parut annoncer la victoire du parti d'action catholique dont ils étaient l'âme. Et, de fait, le roi reprit le jeu de Marie Tudor, mais en employant des moyens plus doux. Il prétendit convertir l'Angleterre par le truchement des Jésuites à qui il installa, dans le palais de Savoy un collège où, tout de suite, quatre cents élèves se précipitèrent. Une véritable camarilla jésuite s'installa au Palais...

« Ces belles combinaisons furent en grande partie cause de la révolution de 1688. Les Jésuites avaient à remonter un courant trop fort. L'Angleterre comptait alors vingt protestants pour un catholique. Le roi fut renversé : tous les membres de la Compagnie emprisonnés ou bannis. Pour quelque temps, les Jésuites se refirent agents secrets, mais ce n'était plus là qu'une agitation inutile. Ils avaient perdu la partie.» (33)

6. FRANCE

Ce n'est qu'en 1551 que put commencer à S'établir en France cet Ordre dont la première fondation y avait été jetée, dix-sept ans plut tôt, dans la chapelle Saint-Denis à Montmartre.

Certes, ils se présentaient en adversaires efficaces de la Réforme qui avait gagné un septième environ de la population française, mais le sentiment national n'en considérait pas moins avec méfiance ces soldats trop dévoués au Saint-Siège. ' Aussi leur pénétration se fit-elle d'abord chez nous avec une prudente lenteur. Comme dans tous les pays où l'opinion générale ne leur était pas favorable, ils s'efforcèrent d'abord de s'insinuer auprès de quelques gens de cour et, par eux, d'étendre leur crédit dans les hautes classes. Mais, à Paris, le Parlement, l'Université et le clergé même leur demeuraient hostiles. On le vit bien lors de leur première tentative pour obtenir l'ouverture d'un collège parisien. « La Faculté de théologie, qui a mission de sauvegarder en France les principes de la religion, déclara par décret du 1er décembre 1554, que « cette société, lui parait extrêmement dangereuse, en ce qui concerne la foi, qu'elle est ennemie de la paix de l'Eglise, funeste à l'état monastique et semble plutôt née pour la ruine que pour l'édification ». (34)

Les Pères sont pourtant autorisés à s'installer dans un coin de l'Auvergne, à Billom. C'est de là qu'ils organisent une vaste prédication contre la Réforme dans' les provinces du Midi. Le fameux Lainez, l'homme du Concile de Trente, se distingue dans la polémique, notamment au Colloque de Poissy, essai malheureux de conciliation des deux doctrines (1561).

Grâce à la reine-mère, Catherine de Médicis, l'Ordre ouvre son premier établissement parisien, le Collège de Clermont, qui fait concurrence à l'Université. L'opposition de celle-ci, comme du clergé lui-même et du Parlement, est plus ou moins apaisée par des concessions, au moins verbales, de la part de la Compagnie qui promet de se conformer au droit commun ; mais ce n'est pas sans que l'Université ait longuement lutté contre l'introduction d' « hommes soudoyés au dépens de la France pour s'armer contre le roi et les siens », selon les termes d'Estienne Pasquier, dont un proche avenir allait vérifier la justesse.

« Qu'ils (les Jésuites) aient « approuvé » la Saint-Barthélemy (1572), la question ne se pose pas. « Préparé ? » Qui peut le dire ?... La politique de la Compagnie, subtile et souple dans sa démarche, est claire dans ses buts ; c'est la politique des papes : « détruire l'hérésie ». Tout doit être subordonné à ce dessein majeur. « Catherine de Médicis l'a servi, et la Compagnie peut compter sur les Guise » (35)

Mais ce dessein majeur, si bien servi par le massacre de la nuit du 24 août 1572, provoque une terrible flambée de haine fratricide.

Trois ans plus tard, c'est la Ligue, après l'assassinat du duc de Guise, surnommé « le roi de Paris », et l'appel à Sa Majesté Très Chrétienne pour lutter contre les protestants.

« Henri III, politique dans l'âme, s'efforce d'échapper à la guerre de religion. Il s'entend avec Henri de Navarre, groupe les protestants et le gros des catholiques modérés, des catholiques d'Etat, si l'on préfère, contre Paris, la Ligue, ces partisans, ces Romains enragés que soutient l'Espagne...

« Les Jésuites puissants dans Paris crient que le roi de France cède à l'hérésie.. Le Comité directeur de la Ligue délibère dans la maison des Jésuites de la rue Saint-Antoine. Est-ce l'Espagne qui tient Paris ? A peine. La Ligue ? La Ligue n'est qu'un instrument en des mains adroites... « Cette Compagnie de Jésus, qui, depuis trente ans, lutte au nom de Rome... voilà le maître secret de Paris ».

« C'est ainsi qu'Henri III est assassiné. Assurément, l'héritier est un protestant, et le meurtre apparaît donc, de ce point de vue, impolitique au premier chef, mais ne peut-on penser que ceux qui le combinèrent, qui poussèrent le jacobin Clément, spéculaient sur un soulèvement de la France catholique, contre l'héritier huguenot ? Le fait est qu'un peu plus tard le Jésuite Camelet traita Jacques Clément d'« ange », et que le Jésuite Guignard, qui par la suite devait être pendu, proposait à ses élèves, pour bien leur ouvrir l'esprit, des textes tyrannicides en diable, comme sujets de thèmes latins ». (36)

On lisait entre autres choses dans ces exercices scolaires :

« Jacques Clément a fait un acte méritoire inspiré par le Saint-Esprit... Si on peut guerroyer le Béarnais, qu'on le guerroye ; si on ne peut le guerroyer, qu'on le fasse mourir... » Et aussi : « On a fait une grande faute à la Saint-Barthélémy, de ne point saigner la veine basilique (royale) ». (37)

De fait, en 1592, un certain Barrière, qui tenta d'assassiner Henri IV, déclara avoir été poussé par le Père Varade, recteur des Jésuites de Paris. En 1594, même tentative par Jean Châtel, ex-élève des Jésuites, et qui s'était confessé à l'un d'eux avant l'attentat. C'est alors que furent saisis chez le Père Guignard les textes ci-dessus. « Le Père fut pendu en place de Grève, cependant que le roi confirmait l'édit du Parlement bannissant du royaume les fils de Loyola, comme « corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, et nos ennemis et de l'Etat et de la couronne de France... ».

L'édit ne fut pourtant pas exécuté dans toute sa rigueur, et en 1603 il était rapporté par la volonté du roi, contre l'avis des Parlements. Le général des Jésuites Aquaviva avait habilement manoeuvré en faisant espérer à Henri IV que l'Ordre, rétabli en France, y servirait avec loyalisme les intérêts nationaux. Comment le Béarnais, pourtant subtil, put-il croire que ces Romains fanatiques accepteraient vraiment l'Edit de Nantes (1498), qui fixait les droits des protestants en France, et, pis encore, qu'ils l'appuieraient dans ses projets contre l'Espagne et l'Empereur ? Le fait est qu'Henri IV prit pour confesseur, et de plus précepteur du Dauphin, un des membres les plus distingués de la Compagnie, le Père Cotton (38 bis). Or, le 16 mai 1610, à la veille d'entrer en campagne contre l'Autriche, il était assassiné par Ravaillac qui avoua s'être inspiré des écrits des Pères Mariana et Suarez, préconisant le meurtre des « tyrans » hérétiques ou insuffisamment dévoués aux intérêts de la papauté. Le due d'Epernon, qui occupait le roi à lire une lettre tandis que l'assassin le guettait, était notoirement l'homme des Jésuites, et Michelet a démontré que ceux-ci connaissaient le projet d'attentat. « En effet, Ravaillac s'était confessé au Père jésuite d'Aubigny peu de temps auparavant, et quand les juges interrogèrent le prêtre, il se contenta de répondre que Dieu lui avait accordé le don d'oublier immédiatement les aveux qu'on lui faisait au confessionnal » (38)

Le Parlement, persuadé que Ravaillac n'avait été que l'instrument de la Compagnie, fit brûler le livre de Mariana par la main du bourreau.

« Heureusement, Aquaviva était toujours là. Ce grand général, une fois de plus, sut manoeuvrer ; il condamna, dans les termes les plus sévères, la légitimité du tyrannicide. La Compagnie a toujours eu des écrivains qui, dans le silence de leur cabinet, exposent la doctrine dans toute sa rectitude, et de grands esprits politiques qui lui mettent, à l'occasion, les masques nécessaires. » (39)

Grâce à la régente, circonvenue par le Père Cotton, la Société de Jésus sortit indemne de l'orage. Sa richesse, le nombre de ses établissements et de ses adhérents ne ,cessaient de grandir. Mais quand Louis XIII monta sur le trône et que Richelieu prit en mains les affaires, elle se heurta à forte partie. Le cardinal n'était pas homme à permettre que l'on contrecarrât sa politique. Le Jésuite Caussin, confesseur du roi, eut lieu de s'en apercevoir quand il fut interné à Rennes, par ordre de Richelieu, comme criminel d'Etat. Cet acte d'énergie donna ,les meilleurs fruits. L'ordre courba l'échine et, pour se maintenir en France, alla jusqu'à collaborer à l'oeuvre du redoutable ministre.

On lit à ce propos dans H. Boehmer:

« L'absence d'égards vis-à-vis de l'Eglise, que le gouvernement français, depuis Philippe le Bel, a toujours montrée dans les conflits entre les intérêts nationaux et les intérêts ecclésiastiques, avait été, cette fois encore, pour la France, la meilleure des politiques. » (40)

Avec l'avènement de Louis XIV, allait commencer pour l'Ordre, en France, le temps de sa plus grande prospérité. Le « laxisme » des confesseurs jésuites, cette habile indulgence dont ils usaient par système pour attirer à eux les pécheurs peu soucieux de faire pénitence, trouvait à s'employer tant à la ville qu'à la Cour, et notamment auprès du roi, dévot, certes, mais plus encore galant.

Sa Majesté entendait ne point renoncer à ses liaisons amoureuses, et son directeur de conscience se gardait bien d'exiger qu'il les sacrifiât, nonobstant l'adultère. Aussi, toute la famille royale fut-elle bientôt pourvue de confesseurs jésuites, tandis que le crédit de ceux-ci ne cessait de s'étendre dans la bonne société. En vain, les curés de Paris attaquaient-ils dans leurs « Ecrits » la morale relâchée des casuistes de la célèbre Compagnie. En vain, le grand Pascal intervenait-il, en faveur des Jansénistes, dans la grande querelle théologique de l'époque, et vouait-il, par les « Lettres provinciales », leurs adversaires trop mondains à un éternel ridicule.

En dépit des rieurs, la Compagnie était trop bien en Cour pour que la victoire ne lui restât pas, en fin de compte. Ce furent les Messieurs de Port-Royal qui succombèrent. Mais l'Ordre allait remporter encore un autre succès pour Rome, et par voie de conséquence, contre l'intérêt national. Il va sans dire qu'il n'avait supporté qu'à contre-coeur la pacification religieuse assurée par l'Edit de Nantes, et avait continué de mener une guerre sourde contre les réformés français. Le Roi-Soleil vieillissant tournait de plus en plus à la bigoterie sous l'influence de Mme de Maintenon et du Père La Chaise, son confesseur. Dès 1681, il se laissa persuader de reprendre la persécution contre les protestants. Enfin, le 17 octobre 1685, il signait la révocation de l'Edit de Nantes, mettant ainsi hors la loi ceux de ses sujets qui refuseraient de revenir à la religion catholique. Bientôt, pour accélérer les conversions, on en vint à ces fameuses « dragonnades » qui ont laissé leur nom sinistre, depuis lors, à toutes les tentatives d'apostolat par le fer et le feu. Tandis que les fanatiques applaudissaient, les protestants fuyaient en masse le royaume. Selon le maréchal Vauban, la France perdit ainsi 400.000 habitants et 60 millions de francs. Industriels, négociants, armateurs, habiles artisans, passaient à l'étranger et lui apportaient le concours de leurs capacités.

« Le 17 octobre 1685 fut pour les Jésuites un jour de victoire, la récompense finale pour cent vingt-cinq ans d'une guerre sans répit. Mais c'est l'Etat qui a payé les frais de la victoire des Jésuites.

« La dépopulation, la diminution de la prospérité nationale, telles furent les conséquences matérielles fort sensibles de leur triomphe, et ensuite un appauvrissement spirituel auquel la meilleure école des Jésuites ne pouvait remédier. Voilà ce que la France a subi et a plus tard fait chèrement payer à la Société de Jésus. » (41)

Sans doute, au siècle suivant, les fils de Loyola devaient voir, non seulement la France, mais toutes les nations européennes, les rejeter violemment de leur sein - mais ce fut, une fois encore, seulement pour un temps,, et ces fanatiques janissaires de la papauté n'avaient pas fini d'accumuler les ruines, dans la poursuite de leur impossible idéal.

LES MISSIONS ETRANGERES

1. INDE, JAPON, CHINE

La conversion des « païens » avait été le premier but que s'assigna le fondateur de l'Ordre de Jésus, et bien que la nécessité de combattre le protestantisme en Europe ait engagé de plus en plus ses disciples dans l'action politico-religieuse dont nous avons donné ci-dessus un court aperçu, ils n'en poursuivirent pas moins, dans les contrées lointaines, leur mission évangélisatrice.

Leur idéal théocratique : soumettre le monde à l'autorité du Saint-Siège, exigeait, d'ailleurs, qu'ils se lançassent à la conquête des âmes dans toutes les régions du globe.

François-Xavier, un des compagnons de la première heure d'Ignace, et que l'Eglise a canonisé comme lui, fut le grand promoteur de l'évangélisation en Asie. Débarqué à Goa en 1542, il y trouva bien un évêque, une cathédrale et un couvent de Franciscains, lesquels, avec les prêtres portugais, s'étaient efforcés déjà de répandre autour d'eux la religion du Christ, mais il lui appartint de donner à cette tentative une impulsion si forte qu'il fut à bon droit surnommé l' « apôtre des Indes ». A vrai dire, il faut voir en lui un pionnier, un « excitateur », comme on l'a dit justement, plutôt qu'un réalisateur. Ardent, enthousiaste, toujours en quête de nouveaux champs d'action, il montra la voie bien plus qu'il ne défricha le terrain. Dans le royaume de Travancore, à Malacca, aux îles de Banda, de Macassar et de Ceylan, son charme personnel, l'éloquence de sa parole firent merveille et amenèrent la conversion de 70.000 « idolâtres », dit-on, surtout parmi les parias. Il est vrai qu'il ne dédaignait pas de recourir, à cet effet, à l'appui politique et même militaire des Portugais. Ces résultats, plus brillants que solides, étaient du moins propres à éveiller en Europe l'intérêt pour les missions, en même temps qu'à jeter un grand lustre sur la Société de Jésus.

Mais l'infatigable et peu persévérant apôtre abandonnait bientôt les Indes pour le Japon, puis pour la Chine, où il allait pénétrer, quand il mourut à Canton, en 1552.

Son successeur aux Indes, Robert de Nobile, appliqua dans ce pays la méthode qui réussissait si bien aux Jésuites en divers pays d'Europe. C'est aux hautes classes qu'il s'adresse. Aux « intouchables », il ne tend l'hostie qu'au bout d'un bâton. Il adopte les vêtements, les usages et le train de vie des Brahmanes, mélange les rites malabares et les rites chrétiens, avec l'approbation du pape Grégoire XV. Grâce à cette équivoque, il « convertit », dit-il, 250.000 Hindous. Mais, « un siècle environ après sa mort, lorsque le pape Benoît XIV, intransigeant, interdit l'observance des rites malabares, tout s'écroule, et les 250.000 pseudo-catholiques disparurent ».(1)

Dans le nord des Indes, chez le Grand Mogol Akbar, esprit fort tolérant et qui tenta même de faire prévaloir dans ses Etats un syncrétisme religieux, les Jésuites sont autorisés à fonder un établissement à Lahore, en 1575. Les successeurs d'Akbar leur accordent la même faveur. Mais Aureng-Zeb (1666-1707), musulman orthodoxe, met un point final à l'aventure.

En 1549, Xavier s'embarque pour le Japon avec deux compagnons et un Japonais, Yagiro, qu'il avait converti à Malacca. Les débuts sont peu prometteurs. « Les Japonais ont leur conscience, leur quant à soi ; et leur antiquité les installe confortablement dans le paganisme. Les adultes regardent avec amusement les étrangers et les enfants les poursuivent de leurs railleries ». (2)

Yagiro, qui est du pays, a réussi à fonder une petite communauté de cent fidèles. Mais François Xavier, qui parle assez mal le japonais, n'obtient même pas l'audience demandée au Mikado. Quand il quitte le pays, il laisse derrière lui deux Pères qui obtiendront la conversion des daïmos d'Arima et de Bungo. Celui-ci, quand il se décida, en 1578, le fit après 27 ans de réflexion.

L'année suivante, les Pères sont installés à Nagasaki. Ils prétendent avoir converti 100.000 Japonais. Mais en 1587, la situation intérieure du pays, déchiré par les guerres de clans, change du tout au tout. « Les Jésuites avaient tiré grand profit de cette anarchie et de leurs étroites relations avec les commerçants portugais. » (3) Or Hideyoshi, homme de basse extraction, a usurpé le pouvoir, avec le titre de Taikosama. Il prend ombrage de l'influence politique des Jésuites, associés aux Portugais, de leurs liaisons avec les turbulents grands vassaux, les Samouraïs.

La jeune Eglise japonaise est, en conséquence, violemment persécutée. Six Franciscains et trois Jésuites sont mis en croix, de nombreux convertis suppliciés. L'Ordre est banni.

Toutefois, le décret n'est pas exécuté. Les Jésuites continuent leur apostolat en secret. Mais, en 1614, le premier Shogun, Tokugawa Yagasu, s'inquiète de leur action occulte, et la persécution reprend. D'ailleurs, les Hollandais ont remplacé les Portugais dans les comptoirs de commerce, où ils sont, par ordre du gouvernement, étroitement confinés. Une profonde défiance des étrangers, ecclésiastiques ou laïcs, inspire désormais la conduite des dirigeants, et, en 1638, une révolte des chrétiens de Nagasaki est noyée dans le sang. L'épopée jésuite au Japon est terminée pour longtemps.

On peut lire dans le remarquable ouvrage « Science et religion », de Lord Bertrand Russell, un savoureux passage sur François Xavier thaumaturge :

« Ses compagnons et lui-même écrivirent beaucoup de longues lettres, qui ont été conservées, et où ils rendent compte de leurs labeurs, mais aucune de ces lettres écrites de son vivant ne contient la moindre prétention à des pouvoirs miraculeux. Joseph Acosta, ce même Jésuite qui était si embarrassé par les animaux .du Pérou, affirme expressément que ces missionnaires ,ne furent pas aidés par des miracles dans leurs efforts ,pour convertir les païens. Mais, peu après la mort de Xavier, des histoires de miracles se mirent à fleurir. On raconta qu'il avait le don des langues, bien que ses lettres soient remplies d'allusions aux difficultés de la langue japonaise et à la rareté des bons interprètes.

« On raconta qu'une fois, ses compagnons ayant eu soif en mer, il avait transformé l'eau salée en eau douce. Quand il avait laissé tomber un crucifix à la mer, un crabe le lui avait rapporté. Selon une version plus tardive, il avait jeté le crucifix par-dessus bord pour apaiser une tempête. En 1622, quand il fut canonisé, il fallut prouver, à la satisfaction des autorités du Vatican, qu'il avait accompli des miracles, car, sans une telle preuve, nul ne peut devenir un saint. Le pape donna sa garantie officielle au don des langues, et fut particulièrement impressionné par le fait que Xavier avait fait brûler les lampes avec de l'eau bénite au lieu d'huile.

« C'est ce même pape, Urbain VIII, qui refusait de croire aux dires de Galilée. La légende continua à s'embellir : une biographie, publiée en 1682 par le Père Bonhours, nous apprend que le saint, au cours de son existence, avait ressuscité quatorze personnes.

« Les écrivains catholiques lui attribuent toujours le don des miracles : c'est ainsi que le Père Coleridge, de la Société de Jésus, réaffirme le don des langues dans une biographie publiée en 1872. » (4)

A en juger par les exploits ci-dessus rapportés, saint François Xavier a bien mérité l'auréole.

Les fils de Loyola devaient jouir en Chine d'une longue faveur, entrecoupée de quelques expulsions, mais c'est surtout en tant que savants qu'ils l'obtinrent, et non sans devoir se plier aux rites millénaires de cette antique civilisation.

« Ce fut une question de météorologie. François Xavier avait déjà constaté que les Japonais ignoraient la rondeur de la terre et s'intéressaient vivement à ce qu'il leur apprenait sur ce sujet et d'autres de même nature.

« En Chine, cela prit un caractère tout à fait officiel, et les Chinois n'étant pas fanatiques, les choses se déroulèrent d'abord pacifiquement.

« Un Italien, le Père Ricci, est l'initiateur de l'affaire. S'étant introduit à Pékin, il se pose en astronome auprès des savants chinois... L'astronomie et les mathématiques jouaient un grand rôle dans les institutions chinoises. Ces sciences permettaient au Souverain de dater les solennités saisonnières ou civiques... Ricci apporte des lumières qui le rendent indispensable, et il en profite pour parler de christianisme... Il fait venir deux Pères qui corrigent le calendrier traditionnel, établissant une concordance entre la marche des astres et les événements terrestres. Ricci rend aussi de menus services, comme de dresser une carte murale de l'Empire, où il a soin de placer la Chine au centre de l'univers... » (5)

Voilà qui caractérise fort bien la situation des Jésuites dans le Céleste Empire, car, sur le plan religieux, ils y trouvèrent infiniment moins d'audience. Mais il est piquant de penser qu'à Pékin les Pères s'occupaient à rectifier les erreurs astronomiques des Chinois, alors qu'à Rome le Saint-Office persistait jusqu'en l'an 1822 dans sa condamnation du système de Copernic !

Malgré le peu d'inclination au mysticisme de la race chinoise, une première église catholique s'ouvre à Pékin en 1599. Lorsque Ricci meurt, il est remplacé par un autre Père astronome, l'Allemand Shall von Bell, qui publiera en langue chinoise de remarquables traités et recevra en 1644 le titre de président du Tribunal mathématique, ce qui ne laissera pas de susciter des jalousies parmi les mandarins. Cependant, les communautés chrétiennes s'organisent. En 1617, l'empereur commence sans doute à entrevoir le danger de cette pénétration pacifique, car un édit de sa main bannit tous les étrangers. Les bons Pères sont expédiés aux Portugais de Macao dans des cages de bois. Mais, peu après, on les rappelle. Ils sont si bons astronomes !

En fait, ils ne sont pas moins bons missionnaires : ils ont 41 résidences en Chine, avec 159 églises et 257.000 baptisés. Nouvelle réaction : les Jésuites sont à nouveau bannis et le Père Shall condamné à mort. Sans doute n'avait-il pas encouru cette sentence pour ses seuls travaux mathématiques ! Un tremblement de terre et l'incendie du palais impérial, habilement présentés comme une marque de courroux du ciel, sauvent la vie au condamné, qui meurt paisiblement deux ans plus tard. Mais ses compagnons doivent quitter la Chine.

« Le crédit des Jésuites était, malgré tout, si bien établi, leur parti si fort, que l'empereur Kang-Hi se sentit obligé, dès 1669, de les rappeler, et d'ordonner que des funérailles solennelles seraient accordées aux restes de Iam Io Vam (Jean-Adam Shall). Ces honneurs inaccoutumés ne furent d'ailleurs que le prélude de toute une série de faveurs exceptionnelles. » (6)

Un Père belge, Verbiest, a pris la suite de Shall, à la tête des missions - et aussi de l'Institut mathématique impérial. C'est lui qui procure à l'Observatoire de Pékin ces fameux instruments dont la rigueur mathématique se dissimule sous l'enroulement des chimères et des dragons. Kang-Hi, « despote éclairé », qui règne 61 ans, apprécie fort les services de ce savant qui le conseille utilement, l'accompagne à la guerre et dirige même une fonderie de canons. Mais cette activité profane et belliqueuse est toute dirigée « ad majorem Dei gloriam », comme le bon Père croit devoir le rappeler, avant de mourir, dans un billet adressé à l'empereur :

« Sire, je meurs content puisque j'ai employé presque tous les moments de ma vie au service de Votre Majesté. Mais je la prie très humblement de se souvenir après ma mort qu'en tout ce que j'ai fait, je n'ai eu en vue que de procurer, en la personne du plus grand roi de l'Orient, un protecteur à la plus sainte religion de l'univers. » (7)

Cependant, en Chine comme au Malabar, cette religion ne pouvait subsister sans quelque artifice. Les Jésuites avaient dû « enchinoiser » la doctrine romaine, identifier Dieu avec le ciel (Tien) ou le Chong-Ti (Empereur d'en-haut), amalgamer les rites catholiques et les rites chinois, admettre les enseignements confucianistes, le culte des ancêtres, etc.

Le Pape Clément XI, alerté par les Ordres rivaux, condamne ce « laxisme » doctrinal. C'est, du même coup, toute l'oeuvre missionnaire des Jésuites dans le Céleste Empire, qui s'effondre.

Les successeurs de Kang-Hi proscrivent le christianisme, et les derniers Pères restés en Chine y meurent sans être remplacés.

2. LES AMERIQUES: L'ETAT JESUITE DU PARAGUAY

Les missionnaires de la Société de Jésus trouvèrent dans le Nouveau Monde un terrain beaucoup plus favorable que l'Asie à leurs efforts prosélytiques. Là, point de vieilles et savantes civilisations, point de religions solidement établies ni de traditions philosophiques, mais de pauvres peuplades barbares aussi désarmées au spirituel qu'au temporel devant les conquérants de race blanche. Seuls, le Mexique et le Pérou, avec les souvenirs encore vivants des dieux aztèques et incas, résistèrent assez longtemps à la religion importée. Au surplus, Dominicains et Franciscains y occupaient des positions solides.

Ce fut donc surtout auprès des tribus sauvages, des nomades chasseurs et pêcheurs, que s'exerça la dévorante activité des fils de Loyola, et les résultats obtenus furent fort différents, suivant le caractère plus ou moins farouche des diverses populations.

Au Canada, les Hurons, doux et paisibles, se laissent facilement catéchiser, mais leurs ennemis, les Iroquois, attaquent les stations créées autour du fort Sainte-Marie, et massacrent les habitants. Les Hurons sont à peu près exterminés dans l'espace de dix ans, et les Jésuites sont contraints d'abandonner le terrain avec quelque trois cents survivants, en 1649.

Leur passage dans les territoires qui forment aujourd'hui les Etats-Unis, ne laissa pas grande trace, et ils ne devaient commencer à y prendre pied qu'au XIXe siècle.

En Amérique du Sud, l'action des Jésuites connut aussi des fortunes diverses. Le Portugal les avait appelés en 1546 dans ses possessions du Brésil et ils y travaillèrent utilement à la conversion des indigènes, non sans de multiples conflits avec l'autorité civile et les autres Ordres religieux. Il en fut de même à la Nouvelle Grenade.

Mais c'est au Paraguay que se plaça la grande « expérience » de colonisation jésuitique, dans un pays qui s'étendait alors de l'Atlantique aux abords de la Cordillère des Andes et comprenait des territoires appartenant aujourd'hui au Brésil, à l'Uruguay et à la République Argentine. Les seules voies d'accès en étaient, à travers la forêt vierge, les fleuves Paraguay et Parana. Quant à la population, elle se composait de tribus guaranies, c'est-à-dire d'Indiens nomades mais de caractère docile, prêts à se plier à toute domination pourvu qu'elle leur assurât une nourriture assez abondante et un peu de tabac.

Les Jésuites ne pouvaient trouver meilleures conditions pour tenter d'établir, loin de la corruption des blancs et des métis, une colonie « modèle », une Cité de Dieu selon leur coeur. Dès le début du XVIIe siècle, le Paraguay est érigé en Province par le général de l'Ordre, qui a obtenu toute autorité de la Cour d'Espagne, et « l'Etat jésuite » se développe et fructifie.

Dans les « réductions » où ces bons sauvages sont attirés par les Pères, puis dûment catéchisés et dressés à la vie sédentaire, règne une discipline aussi douce que ferme, la « main de fer dans le gant de velours ». Ces sociétés patriarcales ignorent résolument la liberté, sous quelque forme que ce soit. « Tout ce que le « chrétien » possède et emploie, la cabane qu'il habite, les champs qu'il cultive, le bétail qui lui fournit la nourriture et les vêtements, les armes qu'il porte, les instruments dont il se sert pour son travail, même l'unique couteau de table que chaque jeune couple reçoit au moment où il se met en ménage, est « Tupambac » : propriété de Dieu. D'après la même conception, le « Chrétien » ne peut disposer librement, ni de son temps, ni de sa personne. Ce n'est que comme nourrisson qu'il reste sous la protection de sa mère. Mais à peine peut-il marcher qu'il tombe sous la coupe des Pères et de leurs agents... Quand l'enfant a grandi, il apprend, s'il est une fille, à filer et à tisser, s'il est un garçon, à lire et à écrire, mais seulement en guarani. Car, pour empêcher tout commerce avec les créoles corrompus, l'espagnol est sévèrement interdit dans les « réductions »... Aussitôt qu'une jeune fille atteint quatorze ans, un garçon seize, les Pères se hâtent de les marier, par crainte de les voir tomber dans quelque péché charnel... Aucun d'eux ne peut devenir prêtre ni moine, encore moins Jésuite... Il ne leur est laissé pratiquement aucune liberté. Mais ils se trouvent manifestement très heureux au point de vue matériel... Le matin, après la messe, chaque escouade de travailleurs se rend aux champs par files régulières, tout en chantant, et précédée d'une image sainte ; le soir, on revient dans le même ordre au Village, pour le catéchisme ou la récitation du rosaire. Il va de soi que les Pères ont aussi pensé à des amusements honnêtes et à des distractions pour les « chrétiens »...

« Les Jésuites veillent sur eux comme des pères et comme des pères aussi, ils châtient les moindres fautes... Le fouet, le jeûne, la prison, l'exposition au pilori sur la place publique, les pénitences publiques dans l'église, tels sont les seuls châtiments... Aussi les rouges enfants du Paraguay ne connaissent-ils d'autre autorité que celle de leurs bons Pères. C'est tout au plus s'ils ont un vague soupçon de la souveraineté du roi d'Espagne. » (8)

N'est-ce pas le tableau - à peine caricatural - de la société théocratique idéale ?

Mais voyons ce qu'il en résultait pour l'avancement intellectuel et moral des bénéficiaires du système, ces « pauvres innocents », comme les qualifiait le marquis de Loreto :

« La haute culture des missions n'est au fond qu'un produit artificiel de serre chaude, qui porte en lui-même un germe de mort. Car, en dépit de tout ce dressage, le Guarani est resté au fond ce qu'il était : un sauvage paresseux, borné, sensuel, goulu et sordide. Il ne travaille, comme les Pères eux-mêmes l'affirment, qu'autant qu'il sent derrière lui l'aiguillon du surveillant. Dès qu'on l'abandonne à lui-même, il laisse avec indifférence les moissons pourrir sur le champ, le matériel se dégrader, les troupeaux se disperser ; il lui arrive même, si on ne le surveille pas quand il est aux champs, de dételer tout à coup un boeuf pour l'égorger, de faire du feu avec le bois de la charrue, et de se mettre à manger avec ses compagnons de la viande à moitié crue, jusqu'à ce, qu'il n'en reste plus ; car il sait bien qu'il recevra pour sa peine 25 coups de fouet, mais il sait aussi que les bons Pères ne le laisseraient dans aucun cas mourir de faim. » (9)

On peut lire, dans un ouvrage récent consacré à l'apologie des « réductions » Jésuites :

« Le coupable, revêtu d'un habit de pénitent, était conduit à l'église où il avouait sa faute. Il était ensuite fustigé sur la place, selon le tarif du code pénal... Les coupables reçoivent toujours cette correction non seulement sans murmurer, mais encore avec action de grâces...

« Le coupable puni et réconcilié baisait la main qui l'avait frappé en disant : « Dieu vous récompense de m'avoir soustrait par cette punition légère aux peines éternelles dont j'étais menace» (10)

On comprend, dans ces conditions, la conclusion de M. H. Boehmer :

« La vie morale du Guarani ne s'est enrichie, sous la discipline des Pères, que d'un petit nombre d'acquisitions nouvelles, mais qui produisent ici une impression plutôt étrange. Il est devenu un catholique dévot et superstitieux, qui voit partout des miracles et trouve une sorte de jouissance à se flageller jusqu'au sang ; il a appris à obéir, et il est attaché aux bons Pères qui veillent si soigneusement à son bien-être, par une reconnaissance filiale qui, sans être très profonde, est pourtant très tenace. Ce résultat, qui n'est assurément pas très brillant, prouve suffisamment qu'il y a quelque défaut grave dans la méthode d'éducation des Pères. Quel est-ce défaut ? Evidemment de n'avoir jamais pris soin de développer chez leurs rouges enfants les facultés inventives, le besoin d'activité, le sentiment de la responsabilité ; c'étaient eux-mêmes qui faisaient pour leurs chrétiens des frais d'invention de jeux et de danses, qui pensaient pour eux, au lieu de les amener à penser par eux-mêmes ; ils se contentaient de soumettre ceux qui étaient confiés à leurs soins à un dressage mécanique, au lieu de faire leur éducation. » (11)

Mais comment en eût-il pu être autrement, de la part de ces religieux formés eux-mêmes par un « dressage » de quatorze années ? Allaient-ils enseigner aux Guaranis - comme, aussi, à leurs élèves à peau blanche - à « penser par eux-mêmes », alors qu'ils doivent, eux, s'en garder absolument ?

Ce n'est pas un Jésuite de jadis, mais bien d'aujourd'hui qui écrit :

« Il (le Jésuite) n'oubliera pas que la vertu caractéristique de la Compagnie est l'obéissance totale, d'action, de volonté et même de jugement... Tous les supérieurs seront liés de la même façon aux supérieurs majeurs et le Père Général au Saint-Père... Ces dispositions prises afin de rendre universellement efficace l'autorité du Saint-Siège, Saint Ignace était sûr que, par l'enseignement et l'éducation, il ramènerait désormais à l'unité catholique L'Europe déchirée.

C'est dans l'espoir de « réformer le monde, écrit le Père Bonhours, qu'il « embrassa particulièrement ce moyen, l'instruction de la jeunesse.. » (12)

L'éducation des Peaux-Rouges du Paraguay s'inspirait des mêmes principes que les Pères ont appliqués, appliquent et appliqueront à tous et en tous lieux, en vue d'un résultat que M. Boehmer déplore, mais qui n'en est pas moins idéal, à des yeux fanatiques : le renoncement à tout jugement personnel, à toute initiative, la soumission aveugle aux supérieurs. N'est-ce pas là, pour le R.P. Rouquette, que nous avons cité plus haut : « le sommet de la liberté », « la libération de l'esclavage de nous-mêmes » ?

De fait, les bons Guaranis avaient été si bien « libérés », durant plus de cent cinquante ans, par la méthode jésuitique, qu'après le départ de leurs maîtres, au XVIIIe siècle, ils rentrèrent dans leurs forêts et y reprirent les us et coutumes de leur race, comme s'il ne s'était rien passé.


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