L'HISTOIRE SECRETE DES JESUITES


LES JESUITES DANS LA SOCIETE EUROPEENNE

1. L'ENSEIGNEMENT DES JESUITES

Comme l'écrit le R.P. Charmot, s.j. « ... la méthode pédagogique de la Compagnie consiste tout d'abord à envelopper les élèves d'un grand réseau de prières ... »

Plus loin, il cite le Père jésuite Tacchini :

« Que le Saint-Esprit les remplisse ainsi que de purs albâtres de ses aromates ; qu'il les pénètre tellement que d'âge en âge ils respirent de plus en plus la suavité céleste et le parfum du Christ ! »

Le père Gandier se voit mis à contribution, lui aussi : « N'oublions pas que l'éducation, telle que l'entend la Compagnie, est le ministère qui semble se rapprocher le plus de celui des anges » (1)

Plus loin le Père Charmot dit encore

« Qu'on ne s'inquiète donc pas de savoir où etcomment se fait l'insertion de la mystique dans l'éducation !... Elle se fait non par système, par technique artificielle, mais par infiltration, par endosmose. L'âme des enfants en est imprégnée à cause de leur familiarité de vie avec les maîtres qui en sont comme saturés ». (2)

Voici quel est, d'après le même auteur, « le but du professeur jésuite»: « Il vise à former, par son enseignement, non une élite intellectuelle qui, par ailleurs, serait chrétienne, mais des chrétiens d'élite ». (3)

Nous sommes donc par ces quelques citations, suffisamment instruits du principal objet que se proposent ces éducateurs. Voyons maintenant comment ils travaillent à former cette élite chrétienne, de quelle sorte de mystique ils opèrent l'« insertion » (ou l'inoculation), l'« infiltration », l' «endosmose », chez les enfants soumis à leur système éducatif.

Au tout premier rang - c'est une caractéristique de l'ordre - on trouve la mariologie..

« Loyola s'était fait le chevalier servant de la Vierge. Le culte de Marie formait le fond de ses dévotions religieuses et fut légué par lui à son Ordre. Ce culte fut développé au point que l'on a prétendu souvent et non sans raison qu'il était la vraie religion des Jésuites ».(4)

Cela n'a pas été écrit par un protestant, mais par J. Huber, professeur de théologie Catholique.

Loyola lui-même était convaincu qu'il avait rédigé ses « Exercices » sous l'inspiration de la Vierge. Un Jésuite avait eu la vision de Marie couvrant la Société de son manteau, en signe de sa protection spéciale. Un autre, Rodrigue de Gois, fut tellement transporté à la vue de son inexprimable beauté, qu'on le vit planant dans les airs. Un novice de l'Ordre, qui mourut à Rome en 1581, fut soutenu par la Vierge dans sa lutte contre les tentations du diable ; pour le fortifier, elle lui donnait à goûter de temps en temps le sang de son fils et « la douceur de ses propres seins ». (5)

La doctrine de Duns Scot sur la Conception Immaculée fut adoptée avec enthousiasme par l'Ordre, qui réussit à la faire ériger en dogme par Pie IX en 1854.

« Erasme nous a fait la peinture satirique du culte de Marie de son temps. Au quatrième siècle on avait inventé la fable de la maison de Lorette, apportée par les anges des terres lointaines de la Palestine : les Jésuites accueillirent et défendirent la légende. Canisius alla même jusqu'à produire des lettres de Marie. C'est à l'Ordre de Jésus que l'on doit d'avoir vu de grandes richesses affluer à Lorette (comme à Lourdes, Fatima, etc ... ).

Les Jésuites produisirent toutes espèces de reliques de la Mère de Dieu. Lorsqu'ils firent leur entrée à l'église Saint-Michel de Munich, ils offriraient à la vénération des fidèles des morceaux du voile de Marie, plusieurs touffes de ses cheveux et des morceaux de son peigne ; ils instituèrent un culte spécial consacré à ces objets... »

« Ce culte dégénéra en manifestations licencieuses et sensuelles, par exemple dans les cantiques dédiés par le Père Jacques Pontanus à la Vierge. Le poète ne connaît rien de plus beau que les seins de Marie, rien de plus doux que son lait, rien de plus excellent que son bas-ventre » (6)

On pourrait multiplier à l'infini de telles citations.

Ignace avait voulu que ses disciples eussent une piété « sensible », ou même sensuelle, comme la sienne. On voit qu'ils n'y manquèrent pas. Aussi, ne faut-il pas s'étonner qu'ils aient si bien réussi auprès des Guaranis, auxquels ce fétichisme érotique devait parfaitement convenir. Mais les Pères ont toujours pensé qu'il convenait aussi bien aux « visages pâles ». Dans le profond mépris de la personne, qui est le fond de leur doctrine, l'Européen ou le Peau-Rouge c'est tout un. Il s'agit de les maintenir, l'un et l'autre, dans un pareil infantilisme.

On les voit donc travailler sans relâche à la propagation de cet esprit et de ces pratiques idolâtres, et par l'ascendant qu'ils exercent sur le Saint-Siège, qui ne saurait se passer d'eux, ils les imposent dans l'Eglise romaine, contre toutes les résistances, celles-ci de plus en plus faibles, d'ailleurs.

Le Père Barri a écrit un ouvrage intitulé : « Le Paradis ouvert à Philagie par cent dévotions à la Mère de Dieu ». Il y développe cette idée que la façon d'entrer au paradis importe peu : l'essentiel c'est d'y entrer. Il énumère une série d'exercices de piété extérieurs consacrés à Marie et qui ouvrent les portes du ciel. Ces exercices consistent, entre autres, à donner à Marie le salut du matin et le salut du soir ; à charger fréquemment les anges de saluer Marie ; à lui exprimer le désir de lui élever plus d'églises que n'en ont bâti tous les monarques ensemble ; à porter nuit et jour un rosaire sous forme de bracelet, ou l'image de Marie, etc...

Ces pratiques suffisent à nous assurer le salut, et si le diable, à l'heure de notre mort, élevait des prétentions sur notre âme, on se bornerait à lui faire observer que Marie répond de nous et qu'il aurait à s'arranger avec elle ». (7)

Le Père Pemble, dans sa « Pietas quotidiana erga S.D. Mariam », fait les recommandations suivantes :

« Se donner des soufflets ou se flageller, et faire offrir les coups en sacrifice à Dieu, par Marie ; inscrire avec le couteau le saint nom de Marie sur la poitrine ; se couvrir honnêtement la nuit afin que les chastes regards de Marie ne soient pas offensés ; dire à la Vierge que vous seriez disposé à lui offrir votre « place au ciel, si elle n'avait pas la sienne ; souhaiter de n'être pas né oui d'aller en enfer au cas où Marie ne serait pas née ; ne pas manger de pomme, parce que Marie est restée préservée de la faute d'en « goûter » (8).

Cela était écrit en 1764, mais il suffit de parcourir les innombrables ouvrages similaires édités aujourd'hui, ou seulement la presse catholique, pour constater que, depuis deux cents ans, cette extravagante idolâtrie n'a fait que croître et embellir. Le défunt pape Pie XII fut un distingué mariolâtre. Sous sa baguette une grande partie de l'Eglise romaine s'empressa de faire chorus.

Au surplus, les fils de Loyola, toujours soucieux de se conformer au goût du siècle, s'efforcent aujourd'hui d'accommoder ces puérilités médiévales à la sauce pédante. Ainsi peut-on feuilleter tel ou tel traité « mariologique », publié par quelque bon Père sous la haute caution du Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.).

Ajoutons à cela les scapulaires de couleurs diverses, avec leurs vertus adéquates, le culte des saints, des images, des reliques, l'apologie des « miracles », l'adoration du Sacré-Coeur, et l'on aura quelque idée de la « mystique » dont « l'âme des enfants est imprégnée », an contact de leurs maîtres « qui en sont comme saturés » -- ainsi que l'écrit le R. P. Charmot en 1943.

Ce n'est pas autrement que l'on forme des « chrétiens d'élite ».

Cependant, pour lutter avec avantage contre les Universités, les collèges de Jésuites furent bien contraints de développer l'enseignement des matières profanes et de donner satisfaction à la soif de savoir éveillée par la Renaissance. On sait qu'ils s'y appliquèrent avec bonheur, non sans prendre toutes les précautions nécessaires pour que ce savoir ne tournât pas contre le but même de leur enseignement : le maintien des esprits dans l'obéissance envers l'Eglise.

De là, ce « grand réseau de prières » dont leurs élèves sont tout d'abord « enveloppés ». Mais il serait insuffisant si la culture qu'on leur départit n'était soigneusement expurgée de tout esprit hétérodoxe. Ainsi, le grec et le latin, ce dernier surtout fort en honneur dans ces collèges, seront bien cultivés pour leur valeur littéraire, mais on n'exposera quelque peu la pensée antique qu'afin d'établir la prétendue supériorité de la philosophie scolastique. Ces « humanistes », que l'on se propose de former, sauront composer des discours et des vers latins, mais ils n'auront pour maître à penser que saint Thomas d'Aquin, un moine du XIIIe siècle !

Ecoutons la « Ratio Studiorum », traité fondamental de la pédagogie des Jésuites, citée par le R.P. Charmot :

« On prendra soin d'écarter les sujets profanes et « qui ne favorisent pas les bonnes moeurs ou la piété. « on composera des poésies ; mais que nos poètes soient chrétiens et ne suivent pas les païens dans «l'invocation des Muses, des Oréades, des Néréïdes, de Calliope, d'Apollon, etc.... ou autres dieux et déesses. Bien plus, qu'on ne les nomme pas, si ce n'est pour s'en moquer, puisqu'en fin de compte ce sont des démons... »(9).

Il va de soi que les sciences - surtout les sciences naturelles - seront pareillement « interprétées ».

Au reste, le R.P. Charmot ne nous le cache pas quand il dit, en 1943, du professeur jésuite :

«Il enseigne les sciences non pour elles-mêmes « mais seulement en vue de procurer la plus grande « gloire de Dieu. C'est la règle posée par saint Ignace « dans ses Constitutions » (10).

Et encore :

« Par culture intégrale, nous n'entendons pas l'enseignement de toute matière et de toute science, mais un enseignement littéraire et scientifique qui ne soit pas purement profane, imperméable aux lumières de la Révélation ». (11)

L'instruction dispensée par les Jésuites devait donc être fatalement plus brillante que profonde, « formaliste », comme on l'a dit souvent. « Ils ne croyaient pas à la liberté, ce fut là leur malheur dans le domaine de l'enseignement » écrit H. Boehmer.

« La vérité est que les mérites relatifs de l'enseignement des Jésuites devaient diminuer à mesure que la science, les méthodes d'éducation et d'instruction faisaient des progrès et se développaient sur la base d'une idée plus large et plus profonde de l'Humanité. Buckle l'a dit avec raison : « Plus la civilisation avançait, plus les Jésuites perdaient du terrain, non pas tant à cause de leur propre décadence que par suite des modifications survenues dans l'esprit de leur entourage... Au seizième siècle les Jésuites étaient en avance, au dix-huitième siècle ils étaient en arrière sur leur temps ». (12)

2. LA MORALE DES JESUITES

 

L'esprit conquérant de leur Société, l'ardent désir d'attirer à eux les consciences et de les retenir sous leur influence exclusive, ne pouvaient qu'induire les Jésuites à se montrer plus accommodants envers les pénitents que les confesseurs appartenant à d'autres Ordres ou au clergé séculier. « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre » dit avec raison le proverbe.

Ignace, nous l'avons vu, avait exprimé la même idée en d'autres termes, et ses fils s'en inspirèrent largement

« L'activité inouïe déployée par l'Ordre dans le champ de la théologie morale montre déjà que cette science subtile avait pour lui une beaucoup plus grande importance pratique que les autres sciences ». (13)

M. Boehmer, à qui nous empruntons la phrase ci-dessus, rappelle que la confession était chose rare au Moyen Age et que les fidèles n'y recouraient que dans les cas les plus graves. Mais il était dans le caractère dominateur de l'Eglise romaine d'en développer l'usage peu à peu. De fait, au XVIe siècle, on voit la confession devenue un devoir religieux dont il convient de s'acquitter assidûment. Ignace y attache la plus grande importance et recommande à ses disciples d'y amener le plus possible de fidèles.

« Les résultats de cette méthode furent extraordinaires. Le confesseur jésuite jouit bientôt en tous lieux d'un crédit égal à celui du professeur jésuite, et le confessionnal put être partout considéré comme le symbole de la puissance et de l'activité de l'Ordre, au même titre que la chaire professorale et la grammaire latine.

« Si nous lisons les Instructions d'Ignace sur la confession et la théologie morale, nous devons reconnaître que l'Ordre s'est montré dès l'origine disposé à traiter le pécheur avec douceur, que dans le cours des temps il s'est montré de plus en plus indulgent, et qu'enfin la douceur a dégénéré en relâchement...

« On comprend aisément pourquoi : cette habile indulgence était une des principales causes des succès des Jésuites comme confesseurs. C'est par là qu'ils se conciliaient l'approbation et la faveur des grands et des puissants de ce monde, qui ont toujours eu plus besoin de la condescendance de leurs confesseurs que la masse des petits pêcheurs.

« On n'avait jamais vu de confesseurs tout-puissants dans les Cours du moyen âge. C'est dans les temps modernes qu'apparaît cette figure caractéristique de la vie des Cours, mais c'est ]'Ordre des Jésuites qui l'a implantée partout ». (14)

M. Boehmer écrit plus loin :

« C'est ainsi qu'au XVIIe siècle ces confesseurs, non seulement obtinrent partout une influence politique appréciable, mais même acceptèrent parfois ouvertement des emplois ou des fonctions politiques. C'est alors que le Père Neidhart prit, « comme premier ministre et Grand Inquisiteur », la direction de la politique espagnole ; que le Père Fernandez siégea avec voix délibérative dans le Conseil d'Etat portugais, que le Père La Chaise et son successeur remplirent expressément à la Cour de France les fonctions de ministres des Affaires ecclésiastiques.

« Rappelons-nous en outre le rôle joué par les Pères dans la grande politique, même en dehors du confessionnal : le Père Possevino, comme légat pontifical en Suède, Pologne et Russie ; le Père Petre, comme ministre en Angleterre ; le Père Vota, comme conseiller intime de Jean Sobieski de Pologne, comme « faiseur de rois » en Pologne, comme médiateur lors de l'érection de la Prusse en royaume ; - on devra reconnaître qu'aucun ordre n'a montré autant d'intérêt et de talent pour la politique et n'y a déployé autant d'activité que l'Ordre des Jésuites. » (15)

Si l' « indulgence de ces confesseurs envers leurs augustes pénitents avança grandement les intérêts de l'Ordre et de la Curie romaine, il en fut de même en des sphères plus modestes, où les Pères usèrent aussi de cette commode méthode. Avec l'esprit minutieux et même tatillon qu'ils ont hérité de leur fondateur, ils s'appliquèrent à en dégager les règles, à en étudier l'application à tous les cas qui pouvaient se présenter au tribunal de la pénitence. D'où les fameux « casuistes », les Escobar, les Mariana, les Sanchez, les Busenbaum - - la liste en serait longue --- qui, par leurs traités de « théologie morale », ont fait l'universelle réputation de la Compagnie, tant fut grande leur subtilité à tourner, dénaturer les obligations morales les plus évidentes.

Voici quelques exemples de ces acrobaties

« La loi divine prescrit : « Tu ne prêteras point de faux serments ». Mais il n'y a faux serment qui si celui « qui jure se sert sciemment de paroles qui nécessairement doivent tromper le juge. L'emploi de termes « équivoques est par conséquent permis, et même, dans « certaines circonstances, l'emploi de la restriction « mentale...

« Si un mari demande à sa femme adultère si elle a brisé le contrat conjugal, elle peut sans hésiter dire « que non, puisque le contrat subsiste toujours. Et une « fois qu'elle aura reçu l'absolution au confessionnal, « elle peut dire : « Je suis sans péché », si en le disant « elle pense à l'absolution.. qui l'a délivrée du poids de son péché. Et si son mari reste incrédule, elle peut le rassurer en l'assurant qu'elle n'a pas commis « d'adultère, si elle ajoute « in petto »... d'adultère que « je sois obligée d'avouer » (16).

On imagine que cette théorie devait avoir quelque succès auprès des belles pénitentes.

Au reste, leurs cavaliers étaient aussi bien traités

« La loi de Dieu ordonne : « Tu ne tueras pas ».

« Mais il ne s'ensuit pas que tout homme qui tue pèche « contre ce précepte. Si, par exemple, un seigneur est « menacé de soufflets ou de coups de bâton, il peut « frapper à mort son agresseur. Mais, bien entendu, ce « droit n'existe que pour le noble, non pour le plébéïen. « Car, pour un homme du peuple, un soufflet n'a rien « de déshonorant...

« De même, un serviteur qui aide son maître à séduire une jeune fille ne commet pas un péché « mortel, s'il peut redouter, en cas de refus, des inconvénients graves, ou des mauvais traitements. On peut encore faciliter l'avortement d'une jeune fille enceinte, si sa faute peut être une cause de déshonneur pour elle ou pour un membre du clergé » (17).

Quant au Père Benzi, il eut son heure de renommée pour avoir déclaré que c'était « une peccadille de palper les seins d'une nonne », et les Jésuites en reçurent le surnom de « théologiens mamillaires ».

Mais, en ce genre, c'est le fameux casuiste Thomas Sanchez qui mérite de remporter la palme pour son traité « De Matrimonio », où le pieux auteur étudie avec un luxe inouï de détails toutes les variétés du « péché charnel ».

Rappelons encore pour mémoire les commodes maximes à usage politique, notamment en ce qui concerne la légitimité de l'assassinat des « tyrans » coupables de tiédeur envers les intérêts sacrés du Saint-Siège et concluons avec H. Boehmer :

« Comme on le voit, il n'est pas difficile de se « préserver des péchés mortels. On n'a qu'à faire usage, « selon les circonstances, des excellents moyens admis « par les Pères : l'équivoque, la restriction mentale, la « théorie raffinée de la direction d'intention, et l'on « pourra sans péché commettre des actes que la foule « ignorante tient pour des crimes, mais dans lesquels même le plus sévère des Pères ne peut trouver un « atome de péché mortel ». (18)

Parmi les maximes jésuitiques les plus criminelles, il en est une qui souleva au plus haut point l'indignation publique, et mérite d'être examinée particulièrement, à savoir « qu'il est permis à un religieux de tuer ceux qui sont prêts à médire de lui ou de sa communauté ».

Ainsi l'Ordre se reconnaît le droit de supprimer ses adversaires et même ceux de ses membres qui, sortis de son sein, pourraient se montrer trop bavards. Cette perle se trouve dans la Théologie du Père L'Amy.

Mais il est un autre cas, où le principe ci-dessus trouve son application. En effet, le-dit Jésuite n'a-t-il pas eu le cynisme d'écrire :

« Savoir si un religieux cédant à la fragilité abuse « d'une femme, laquelle publie ce qui s'est passé, et « ainsi le déshonore, si ce religieux la peut tuer pour « éviter cette honte » ?

Un autre fils de Loyola, cité par « le grand flambeau » Caramuel, estime que cette maxime doit être soutenue et défendue : « de sorte que ce religieux s'en peut servir pour tuer cette femme, et se conserver en honneur ».

Cette théorie monstrueuse a servi à couvrir bien des crimes commis par des ecclésiastiques et fut, bien probablement, en 1956, la raison sinon la cause de la lamentable affaire du curé d'Uruffe (18 bis).

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3. L'ECLIPSE DE LA COMPAGNIE

Les succès remportés par la Compagnie de Jésus en Europe et en pays lointains, bien qu'entrecoupés de quelques disgrâces, lui avaient assuré longtemps une situation prépondérante. Mais, comme on l'a très justement noté, le temps ne travaillait pas pour elle. A mesure que les idées évoluaient, que le progrès des sciences tendait à libérer les esprits, les peuples comme les monarques supportaient plus malaisément l'emprise de ces champions de la théocratie.

D'autres part, maints abus, nés de la réussite même, minaient intérieurement la Société. Outre la politique, dont elle se mêlait assidûment comme on l'a vu, au préjudice des intérêts nationaux, son activité dévorante n'avait Pas tardé à s'exercer dans le domaine économique.

« On vit les Pères s'occuper beaucoup trop d'affaires qui n'avaient aucun rapport avec la religion, de commerce, de change, devenir liquidateurs de faillites. Le Collège romain, cette institution-type qui aurait dû rester le modèle intellectuel et moral de tout le collège jésuite, faisait fabriquer à Macerata, en énorme quantité, des toiles qu'on offrait à bas prix dans les foires. Les maisons de l'Inde, des Antilles, du Mexique, du Brésil se livrèrent très vite au trafic des produits coloniaux. A la Martinique, un procureur put créer de vastes plantations qu'il fit cultiver par des esclaves nègres ». (19)

On touche là au côté mercantile des Missions étrangères, celles d'aujourd'hui comme celles d'hier. L'Eglise romaine n'a jamais dédaigné de tirer un profit temporel de ses conquêtes « spirituelles ». Les Jésuites, en cela, ne différaient pas des autres religieux ; ils les surpassaient seulement. On sait d'ailleurs que, de nos jours, les Pères Blancs comptaient parmi les plus gros propriétaires fonciers de l'Afrique du Nord.

Les fils de Loyola, ardents à gagner les âmes des « païens », ne l'étaient pas moins à tirer parti de leurs sueurs.

« Ils ont au Mexique des mines d'argent et des raffineries de sucre, au Paraguay des plantations de thé et de cacao, des fabriques de tapis et des élevage & qui exportent quatre-vingt mille mulets par an ». (20)

L'évangélisation de ces « enfants rouges » était, comme on le voit, d'un bon rapport. Au reste, pour plus de profit, les Pères n'hésitaient pas à frauder le fisc, comme le montre l'histoire bien connue des pseudo-caisses de chocolat débarquées à Cadix, et qui étaient pleines de poudre d'or.

L'évêque Palafox, envoyé comme visiteur apostolique par le pape Innocent VIII, lui écrivait en 1647 :

« Tous les biens de l'Amérique du Sud sont entre les mains des Jésuites ».

Les affaires financières ne leur étaient pas moins profitables.

« A Rome, au Gesù même, la caisse de l'Ordre faisait, au nom du gouvernement portugais, des paiements à l'ambassade du Portugal. Lorsque Auguste le Fort s'en alla en Pologne, les Pères de Vienne ouvrirent un crédit sur les Jésuites de Varsovie à ce monarque besogneux. Le Gesù devenu banque !.... En Chine, les Pères prêtaient de l'argent aux marchands et à gros intérêts, à 25, 50 et même 100 pour cent ». (21)

L'avidité scandaleuse de l'Ordre, ainsi que sa morale relâchée, ses incessantes intrigues politiques et aussi ses empiétements sur les prérogatives du clergé séculier et régulier, lui avaient suscité partout de mortelles inimitiés. Auprès des classes élevées, il était profondément déconsidéré, et en France, du moins, ses efforts pour maintenir le peuple dans une piété formaliste et superstitieuse cédaient devant l'émancipation inéluctable des esprits.

Cependant la prospérité matérielle dont jouissait la Société, les situations acquises dans les Cours et surtout l'appui du Saint-Siège, qui leur semblait inébranlable, entretenaient les Jésuites dans une profonde confiance, à la veille même de leur ruine. N'avaient-ils pas traversé déjà bien des orages, subi une trentaine d'expulsions depuis leur origine jusqu'au milieu du XVIII, siècle ? Chaque fois, ou presque, ils étaient, revenus, au bout d'un temps plus ou moins long, réoccuper les positions perdues.

Cependant, la nouvelle éclipse qui les menaçait allait être à peu près totale, cette fois, et durer plus de quarante ans.

Chose curieuse, le premier assaut contre la puissante Société partit du très catholique Portugal, un de leurs principaux fiefs en Europe. Il est vrai que l'influence anglaise, qui s'exerçait sur ce pays depuis le début du siècle, ne fut sans doute pas étrangère à l'opération.

Un traité de délimitation de frontières en Amérique, conclu entre l'Espagne et le Portugal en 1750, avait cédé à ce dernier un vaste territoire à l'est du fleuve Uruguay, où se trouvaient les « réductions » jésuites. Les Pères, en conséquence, devaient se retirer avec leurs convertis en deçà de la nouvelle frontière, en territoire espagnol. En fait, ils armèrent leurs Guaranis, menèrent une longue guérilla et finalement restèrent maîtres du terrain qui fut rendu à l'Espagne.

Le marquis de Pombal, premier ministre du Portugal, 'avait mal digéré l'affront. D'ailleurs, cet ancien élève des Jésuites n'était pas resté marqué de leur « estampille », et s'inspirait plus volontiers des philosophes français et anglais que de ses anciens éducateurs. En 1757, il chassait les confesseurs jésuites de la famille royale et interdisait les prédications des membres de la Société. Après divers démêlés avec celle-ci, il lança dans le publie des pamphlets - dont le « Court exposé sur le royaume des Jésuites au Paraguay », qui eut un grand retentissement --- obtint du pape Benoit XIV une enquête sur leurs agissements, et enfin bannit la Société de tous les territoires de la monarchie.

L'affaire avait fait sensation en Europe et plus particulièrement en France, où, peu après, éclatait la faillite du Père La Valette, « businessman » qui traitait pour la Compagnie, d'énormes affaires de sucre et de café. Le refus par la Compagnie de payer les dettes du Père lui fut fatal. Le Parlement, non content de la condamner au civil, examina ses Constitutions, déclara son établissement illégal en France et condamna vingt-quatre ouvrages de ses principaux auteurs.

Enfin, le 6 avril 1762, il rendait un arrêt aux termes duquel il déclarait « ledit Institut inadmissible par sa nature dans tout Etat policé, comme contraire au droit naturel, attentatoire à toute autorité spirituelle et temporelle et tendant à introduire dans l'Eglise et dans les Etats, sous le voile spécieux d'un Institut religieux, non un Ordre qui aspire véritablement et uniquement à la perfection évangélique, mais plutôt un corps politique dont l'essence consiste en une activité continuelle pour parvenir par toutes sortes de voies indirectes, sourdes ou obliques d'abord à une indépendance absolue et successivement à l'usurpation de toute autorité... »

La doctrine des Jésuites était qualifiée en conclusion de « perverse, destructive de tout principe de religion, et même de probité, injurieuse à la morale chrétienne, pernicieuse à la société civile, attentatoire aux droits de la nation, à la nature de la puissance royale, à la sûreté même de la personne sacrée des souverains et à l'obéissance des sujets, propre à exciter les plus grands troubles dans les Etats, à former et à entretenir la plus grande corruption dans le coeur des hommes »

Les biens de la Société en France furent confisqués au profit de la Couronne et aucun de ses membres ne put demeurer dans le royaume s'il n'abjurait ses voeux et ne se soumettait par serment au régime général du clergé de France.

A Rome, le général des Jésuites, Ricci, obtint du pape Clément XIII une bulle confirmant les privilèges de l'Ordre et proclamant son innocence. Mais il n'était plus temps. Les Bourbons d'Espagne supprimaient tous les établissements de la Société, tant métropolitains que coloniaux. Ainsi prit fin l'Etat jésuite du Paraguay. A leur tour, les gouvernements de Naples, de Parme, et jusqu'au Grand-Maître de Malte, expulsaient de leurs territoires les fils de Loyola. Ceux d'Espagne, au nombre de 6.000, connurent même une étrange aventure, après avoir été jetés en prison :

« Le roi Charles III expédia au pape tous les prisonniers avec une belle lettre où il disait qu'il les mettait « sous la direction immédiate et sage de Votre Sainteté ». Mais lorsque les malheureux voulurent débarquer à Civita-Vecchia, ils furent reçus à coups de canon, sur la demande de leur propre général qui ne pouvait 1 déjà pas nourrir les Jésuites portugais. A peine si l'on parvint à leur procurer un misérable asile en Corse ». (22)

« Clément XIII, élu le 6 juillet 1758, avait longtemps résisté aux pressantes instances des différentes nations, demandant la suppression des Jésuites. Il allait enfin céder, et déjà « il avait indiqué,, pour le 3 février 1769, un consistoire dans lequel il devait annoncer aux cardinaux la résolution où il était de satisfaire aux désirs de ces Cours ; mais la nuit qui précéda le jour indiqué, comme il se mettait au lit, il se trouva mal subitement et s'écria : « JE ME MEURS... » C'est qu'il est fort dangereux de s'attaquer aux Jésuites ! » (23).

Un conclave s'ouvrit, qui ne dura pas moins de trois mois.

Enfin, le cardinal Ganganelli ceignit la tiare sous le nom de Clément XIV. Les Cours qui avaient chassé les Jésuites ne cessaient de demander l'abolition totale de la Société. Mais la papauté ne se pressait pas de supprimer cet instrument primordial de sa politique, et il fallut quatre ans pour que Clément XIV, devant la ferme attitude des demandeurs qui avaient occupé une partie des Etats pontificaux, se décidât à signer, en 1773, le bref de dissolution « Dominus ac Redemptor ». Le général de l'Ordre, Ricci, fut même emprisonné au château Saint-Ange, où il mourut quelques années plus tard.

« Les Jésuites ne se soumirent qu'en apparence au verdict qui les condamnait... Ils lancèrent contre le pape des pamphlets sans nombre et des écrits poussant à la révolte ; ils se répandirent en mensonges et en calomnies au sujet de prétendues atrocités commises lors de la prise de possession de leurs biens à Rome ». (24)

La mort de Clément XIV, survenue quatorze mois plus tard, leur fut même attribuée par une partie de l'opinion européenne.

« Les Jésuites, au moins en principe, n'étaient plus ; mais Clément XIV savait bien qu'en signant leur arrêt de mort il signait en même temps le sien : « La voilà donc faite cette suppression, s'écria-t-il, je ne m'en repens pas... et je la ferais encore, si elle n'était pas faite ; mais cette suppression me tuera ». (25)

Ganganelli avait raison. On vit bientôt apparaître sur les murs du palais des placards contenant invariablement ces cinq lettres : 1. S. S. S. V. et chacun de se demander ce que cela signifiait. Clément le comprit de suite. « Cela, dit-il résolument, signifie que : « In Settembre, Sara Sede Vacante » (En Septembre, Sera (le) Siège Vacant) ». (26

Autre témoignage de poids

«Le pape Ganganelli ne survécut pas longtemps à la suppression des Jésuites, dit Scipion de Ricci. « La relation de sa maladie et de sa mort », envoyée à la cour de Madrid par le ministre d'Espagne à Rome, prouve jusqu'à l'évidence qu'il avait été empoisonné ; mais autant qu'on peut le savoir, aucune enquête, aucune recherche ne furent entreprises, à l'occasion de cet événement, ni par les cardinaux, ni par le nouveau pontife. L'auteur de cet exécrable forfait a donc pu se cacher aux yeux du monde, mais il n'échappera pas à la justice de Dieu, qui, je l'espère bien, le frappera dès cette vie ». (27

« Nous pouvons affirmer de la manière la plus positive que, le 22 septembre 1774, le pape Clément XIV est mort empoisonné ». (28))

Entre temps, Marie-Thérèse, impératrice d'Autriche, avait, elle aussi, expulsé les Jésuites de ses Etats. Seul Frédéric de Prusse et Catherine 11, impératrice de Russie, les reçurent chez eux, en qualité d'éducateurs. Encore ne purent-ils se maintenir que dix années en Prusse, jusqu'en 1786. La Russie leur fut plus longtemps favorable, mais là comme ailleurs, et pour les mêmes raisons, ils finirent par exciter l'animosité du pouvoir.

« ... La suppression du schisme, le ralliement de la Russie au pape, les attirait comme une lampe attire un papillon. Ils firent une propagande active dans l'armée et dans l'aristocratie et combattirent la Société Biblique fondée par le tsar. Ils remportèrent des succès de détail, convertirent le prince Galitzine neveu du ministre des cultes. Alors, le tsar intervint, et ce fut l'ukase du 20 décembre 1815 ». (29)

Comme on le conçoit aisément les considérants de cet ukase, qui chassait les Jésuites de Saint-Pétersbourg et de Moscou, répétaient les mêmes griefs que leur conduite avait fait naître en lotis temps et en tous lieux.

« Il est constaté qu'ils n'ont pas rempli les devoirs que la reconnaissance leur imposait... Au lieu de demeurer habitants paisibles dans un pays étranger, ils ont entrepris' de troubler la religion grecque, qui est depuis les temps les plus reculés la religion dominante dans notre empire et sur laquelle repose la tranquillité et le bonheur des peuples soumis à notre sceptre. Ils ont abusé de la confiance qu'ils avaient obtenue, ils ont détourné de notre culte des jeunes gens qui leur étaient confiés et des femmes d'un esprit faible et inconséquent... Après de pareils actes, nous ne sommes pas surpris que l'Ordre de ces religieux ait été expulsé (de tous les Pays, qu'il n'ait été toléré nulle part » (29).

En 1820, enfin, une mesure générale les chassait de toute la Russie.

Mais déjà a la faveur des événements politiques ils avaient repris pied en Europe occidentale, quand leur Ordre fut solennellement rétabli, en 1814, par le Pape Pie VII.

La signification politique de cette décision est d'ailleurs clairement exprimée par M. Daniel-Rops, grand ami des Jésuites. Il écrit à propos de la « réapparition des fils de saint Ignace » : « Il était impossible de n'y pas reconnaître un acte éclatant de contre-révolution ». (30)

4. RESURRECTION DE LA SOCIETE DE JESUS AU XIXe SIECLE

On a rapporté que Clément XIV, quand il se vit enfin obligé de supprimer l'Ordre des Jésuites, aurait dit: « Je me suis coupé la main droite ».

Le mot paraît assez plausible. On ne peut douter, en effet, que le Saint-Siège se soit résigné avec peine à s'amputer de son principal instrument de domination sur le monde. D'ailleurs, la disgrâce de l'Ordre, mesure toute politique imposée par les circonstances. ne laissa pas d'être atténuée par les successeurs de Clément XIV, Pie VI et Pie VII ; et si l'éclipse officielle des Jésuites se prolongea durant quarante ans, ce fut en raison des bouleversements survenus en Europe, du fait de la Révolution française. Encore cette éclipse ne fut-elle jamais totale.

« La plupart des Jésuites étaient demeurés en Autriche, en France, en Espagne, en Italie, mêlés au clergé. Ils se revoyaient, se regroupaient comme ils pouvaient. En 1794, en Belgique, Jean de Tournely fonde la Société du Sacré-Coeur pour l'enseignement. Beaucoup de Jésuites s'y jettent. Trois ans plus tard, le tyrolien Paccanari, qui se croit, se dit un nouvel Ignace, fonde la Société des Frères de la Foi. En 1799, les deux Sociétés fusionnent autour du Père Clarivière, le seul survivant des Jésuites français. En 1803, elles s'unissent aux Jésuites de Russie. Quelque chose de cohérent resurgit, encore ignoré des masses et même de la plupart des politiques ». (31)

Effet inattendu, la Révolution française, puis l'Empire, allaient donner un regain de crédit à la Compagnie de Jésus, par la réaction de défense que les idées nouvelles suscitaient dans les anciennes monarchies.

Napoléon 1er la qualifiait de « Société bien dangereuse, et qui ne sera jamais admise sur les terres de l'Empire ». Mais quand la Sainte-Alliance eut triomphé, les monarques de droit divin se gardèrent bien de négliger le concours de ces absolutistes pour ramener les peuples à une stricte obéissance.

Cependant, les temps étaient changés. Toute l'habileté des bons Pères ne pouvait que retarder, mais non arrêter, la propagation des idées libérales, et leurs efforts s'avéraient plus nuisibles qu'utiles. En France, la Restauration put en faire l'amère expérience. Louis XVIII, personnellement incroyant et, de plus, habile politique, contint autant qu'il lui fut possible la poussée des « ultras ». Mais sous Charles X, dévot et borné, les Jésuites ont beau jeu. La loi qui les a expulsés en 1764 est toujours en vigueur. N'importe. Ils animent la fameuse « Congrégation », première forme de l'Opus Dei. Cette confrérie pieuse où se mêlent ecclésiastiques et laïcs, sévit dans tous les milieux, prétend « épurer » l'armée, la magistrature, l'administration, l'enseignement, multiplie les « missions » à travers le pays, plantant sur son passage des croix commémoratives dont beaucoup subsistent encore aujourd'hui, excitant les croyants contre les incrédules, et se rendant enfin si odieuse que le très catholique et très légitimiste Montlosier, lui-même, s'écrie :

« Nos missionnaires ont mis le feu partout. Qu'on « nous envoie la peste de Marseille, si l'on veut, mais « qu'on ne nous envoie plus de missionnaires ».

En 1828, Charles X se voit contraint de retirer à l'Ordre la liberté d'enseigner, mais il est trop tard. La dynastie s'écroule en 1830.

Abhorrés et honnis, les fils de Loyola ne s'en maintiennent pas moins en France, sous le masque, car l'Ordre y est toujours officiellement aboli. Louis-Philippe, Napoléon III les tolèrent. La République elle-même ne les disperse qu'en 1880, sous le ministère Jules Ferry. Encore faut-il attendre la loi de séparation de 1901 pour que la fermeture de leurs maisons devienne enfin effective.

Au cours du XIXe siècle, dans la moitié de l'Europe et en Amérique, l'histoire de la Compagnie, en lutte contre l'esprit nouveau, est aussi mouvementée que par le passé.

« Partout où les libéraux l'emportaient, les Jésuites étaient chassés. Toutes les fois, au contraire, que la réaction triomphait, alors ils se réinstallaient tranquillement pour défendre le trône et l'autel. C'est ainsi qu'ils furent expulsés du Portugal en 1834, d'Espagne en 1820, 1835 et 1868, de Suisse en 1848, d'Allemagne en 1872, de France en 1880 et en 1901.

« En Italie, depuis 1859, on leur a peu à peu enlevé toutes leurs écoles et leurs maisons, si bien qu'ils doivent renoncer à continuer leur activité dans la forme prescrite par leurs statuts. Il en fut de même dans les républiques de l'Amérique latine. L'Ordre a été supprimé au Guatémala en 1872, au Mexique en 1873, au Brésil en 1874, dans l'Équateur et la Colombie en 1875, à Costa-Rica en 1884.

« Les seuls pays où les Jésuites existent en paix sont les Etats en majorité protestants : l'Angleterre, la Suède, le Danemark, les Etats-Unis de l'Amérique du Nord. Au premier abord, ce fait est surprenant. Mais il s'explique par cette raison que, dans ces pays, les Pères n'ont jamais pu songer à exercer une influence politique. Sans doute, ils s'y sont résignés plus par nécessité que par inclination. Autrement ils ne se seraient pas montrés si réservés, mais auraient saisi toutes les occasions pour agir dans leur sens sur la législation et l'administration, soit directement en travaillant habilement les classes dirigeantes, soit indirectement en remuant constamment les masses catholiques ». (32)

A vrai dire, cette immunité des pays protestants à l'égard des entreprises jésuitiques est loin d'être complète.

« Aux Etats-Unis, écrit M. Fülöp-Miller, la Compagnie, qu'aucune loi n'entrave, déploie depuis longtemps une activité méthodique et féconde...

« La résurrection des Jésuites ne me plaît pas, avait déjà écrit en 1816 l'ancien président de l'Union John Adams, à son successeur Thomas Jefferson. N'en aurons-nous pas ici des nuées qui se présenteront sous autant d'aspects et de travestissements que n'en a jamais pris un chef de bohémiens, déguisés en typographes, en éditeurs, en écrivains et en maître d'école ? Si jamais association de gens a mérité la damnation éternelle sur terre et en enfer, c'est bien cette Société de Loyola. Pourtant avec notre système de liberté religieuse nous ne pouvons que leur offrir un asile à eux aussi... » Et Jefferson avait répondu à son prédécesseur : « Comme vous, Je désapprouve le rétablissement des Jésuites, car ce fait marque un recul de la lumière vers l'obscurité ». (33)

Les craintes ainsi exprimées ne devaient se révéler que trop justes, un siècle plus tard, comme on le verra par la suite.

5. LE SECOND EMPIRE ET LA LOI FALLOUX LA GUERRE DE 1870

Nous avons signalé dans le chapitre précédent la large tolérance dont jouit en France, sous Napoléon III, la Société de Jésus, bien qu'elle fût toujours officiellement interdite. Il ne pouvait en aller autrement, du reste, sous un régime qui devait son existence même - au moins pour une large part - à l'Eglise romaine, et auquel l'appui de celle-ci ne manqua jamais, tant qu'il dura. Mais ce tic fut pas sans qu'il en contât fort cher à la France.

A vrai dire, les lecteurs du « Progrès du Pas-de-Calais », organe dans lequel le futur empereur publia divers articles en 1843 et 1844, ne pouvaient alors le soupçonner de faiblesse à l'égard de « l'ultramontanisme », à en juger par des passages tels que celui-ci :

« Le clergé réclame, sous le nom de liberté d'enseignement, le droit d'instruire la jeunesse. L'Etat, de son côté, réclame pour son propre intérêt le droit de diriger seul l'instruction publique. Cette lutte vient nécessairement d'une divergence d'opinions, d'idées, de sentiments entre le gouvernement et l'Eglise. Chacun voudrait, à son profit, influencer en sens contraire les générations qui naissent. Nous ne croyons pas, comme un illustre orateur, que, pour faire cesser cet état de diversion, il faille briser tous les liens qui rattachent le clergé au pouvoir civil. Malheureusement les ministres de la religion en France sont en général opposés aux intérêts démocratiques ; leur permettre d'élever sans contrôle des écoles, c'est leur permettre d'enseigner au peuple la haine de la révolution et de la liberté ».

Et plus loin :

« Le clergé cessera d'être ultramontain dès qu'on le forcera à s'élever, comme jadis, dans les sciences, et à se confondre avec le peuple, en puisant sa propre éducation aux mêmes sources que la généralité des citoyens ».

Se référant à la façon dont étaient formés les prêtres en Allemagne, l'auteur précise ainsi sa pensée :

« Au lieu d'être, dès l'enfance, séquestrés du monde, et de puiser dans les séminaires un esprit hostile à la société au milieu de laquelle ils doivent vivre, ils apprennent de bonne heure à être citoyens avant d'être prêtres ». (34)

Voilà qui n'annonçait pas le cléricalisme politique chez le futur souverain, alors « carbonaro ». Mais l'ambition de monter sur le trône allait bientôt l'inciter à plus de docilité envers Rome. Celle-ci ne l'a-t-elle pas aidé puissamment à gravir le premier échelon ?

« Nommé. président de la République le 10 décembre 1848, Louis Napoléon Bonaparte s'entoure de ministres parmi lesquels on remarque M. de Falloux. Qu'est-ce que M. de Falloux ? Un instrument des Jésuites... Le 4 janvier 1.849, il institue une commission chargée de préparer « une large réforme législative sur l'enseignement primaire et sur l'enseignement secondaire »... Au cours de la discussion, M. Cousin prend la liberté de faire remarquer que l'Eglise a peut-être tort de lier son sort à celui des Jésuites. Mgr Dupanloup défend énergiquement la Société, de Jésus... On prépare une loi sur l'enseignement qui sera une « réparation » aux Jésuites. On a autrefois défendu l'Etat, l'Université contre les envahissements des Jésuites ; ou a eu tort, on a été injuste ; on a exigé du gouvernement l'application des lois vis-à-vis de ces agents d'un gouvernement étranger ; on leur en demande pardon. Ce sont de bons citoyens qu'on a méconnus, calomniés ; que peut-on bien faire pour leur témoigner l'estime et le respect auxquels ils ont droit ?

« Leur livrer l'enseignement des jeunes générations.

« Tel est, en effet, le but de la loi du 15 mars 1850. Cette loi institue un conseil supérieur de l'Instruction publique où le clergé a la haute main (art. 1er) ; elle rend le clergé maître des écoles (art. 44) ; elle reconnaît aux associations religieuses le droit de fonder des écoles libres, sans s'expliquer sur les congrégations non autorisées (Jésuites) (art. 17, 2) ; elle porte (art 49) que les lettres d'obédience tiendront lieu de brevet de capacité. En vain M. Barthélémy Saint-Hilaire démontre à la tribune que le but des auteurs du projet est d'arriver à la constitution d'un monopole en faveur du clergé, que la loi porterait une atteinte funeste à l'Université... En vain, Victor Hugo s'écrie - « Cette loi est un monopole aux mains de ceux qui tendent à faire sortir l'enseignement de la sacristie et le gouvernement du confessionnal ». (35)

Mais l'Assemblée reste sourde à ces protestations. Elle préfère écouter M. de Montalembert, qui s'écrie : « Nous serons engloutis si nous ne remontons pas d'un bond vigoureux le courant du rationalisme, de la démagogie. Or, vous ne le remonterez qu'avec le secours de l'Eglise ».

« Comme s'il craignait de n'avoir pas suffisamment caractérisé l'esprit de la loi, M. de Montalembert ajoute ces mots : « A l'armée démoralisatrice et anarchique des instituteurs, il faut opposer l'armée du clergé ». La loi fut votée. Jamais en France les Jésuites n'avaient obtenu un triomphe plus complet.

M. de Montalembert le reconnaissait hautement... Il disait : « Je crois défendre la justice en soutenant de mon mieux le gouvernement de la République, qui a tant fait pour sauver l'ordre, pour maintenir l'union des Français, et qui, surtout, a rendu à la liberté de l'Eglise catholique plus de services qu'aucun des pouvoirs qui ont régné en France depuis deux siècles ». (36)

Tout cela, qui date de plus de cent ans, ne fleure-t-il pas un certain parfum d'actualité ? Mais voyons comment agissait, sur le plan international, la « République » présidée par le prince Louis-Napoléon.

La révolution de 1848 avait, entre autres répercussions en Europe, provoqué le soulèvement des Romains contre le pape Pie IX, leur souverain temporel, et celui-ci avait dû s'enfuir à Gaëte. La République romaine était proclamée. Par un scandaleux paradoxe, ce fut la République française qui, d'accord avec les Autrichiens et le roi de Naples, se chargea de rétablir sur son trône l'indésirable souverain.

« Il fallut l'intervention d'un corps français, qui vint mettre le siège devant Rome et emporta la ville le 2 juin 1849, pour restaurer le pouvoir pontifical. Encore celui-ci ne se maintint-il que grâce à la présence d'une division d'occupation française, qui n'abandonna Rome qu'au lendemain des premiers désastres de la guerre franco-allemande de 1870. » (37)

Ce début était prometteur.

« Le coup d'Etat (2 décembre 1851) s'accomplit, l'Empire est proclamé. Louis-Napoléon, président de la République, avait favorisé les Jésuites de toutes ses forces. Devenu empereur, il n'a rien à refuser à ses alliés et complices. Le clergé déverse abondamment ses bénédictions et ses « Te Deum » sur les massacres et les proscriptions du 2 décembre. L'auteur de cet abominable guet-apens est, à ses yeux, un sauveur providentiel : « L'archevêque de Paris, Mgr Sibour, qui a eu sous les yeux les massacres du boulevard, s'écrie :

« L'homme que Dieu tenait en réserve a paru jamais le doigt de Dieu ne fut plus visible que dans les événements qui ont amené ce grand résultat. »

L'évêque de Saint-Flour dit en pleine chaire :

« Dieu a montré du doigt Louis-Napoléon ; il l'avait nommé d'avance empereur. Oui, mes très chers frères, Dieu l'a sacré d'avance par la bénédiction de ses pontifes et de ses prêtres ; il l'a acclamé lui-même. Pourra-t-on ne pas reconnaître l'Elu de Dieu ? »

L'évêque de Nevers salue dans le parjure « l'instrument visible de la Providence ».

« Ces misérables adulations, dont il serait facile de multiplier les échantillons, méritaient une récompense. Cette récompense fut une liberté complète laissée aux Jésuites pendant toute la durée de l'empire. La Société de Jésus fut véritablement maîtresse de la France pendant dix-huit ans... elle put s'enrichir, multiplier ses établissements, accroître son influence. Son action se fait sentir dans tous les événements 'importants du règne, et notamment dans l'expédition du Mexique et la déclaration de guerre de 1870. » (38)

« L'empire, c'est la paix », avait proclamé le nouveau souverain. Mais, deux ans à peine après son accession au trône, éclatait la première de ces guerres qui allaient se succéder tout au long du règne, au gré d'inspirations qui paraîtraient incohérentes aux regards de l'Histoire, si l'on ne distinguait pas ce qui en fait l'unité : la défense des intérêts de l'Eglise romaine. La guerre de Crimée, première de ces folles entreprises qui nous affaiblissaient sans aucun profit national, est caractéristique à cet égard.

Ce n'est pas un anticlérical, c'est l'abbé Brugerette qui écrit :

« Il faut lire les discours que le célèbre théatin (le Père Ventura) prêcha à la chapelle des Tuileries, pendant le carême de 1857. Il y présentait la restauration de l'Empire comme l'oeuvre de Dieu... et louait Napoléon 111 d'avoir défendu la religion en Crimée et fait ainsi resplendir une seconde fois en Orient les beaux jours des Croisades... La guerre de Crimée fut regardée comme le complément de l'expédition romaine... Elle fut célébrée par tout le clergé, plein d'admiration pour la ferveur religieuse des troupes qui assiégèrent Sébastopol. Et Sainte-Beuve raconta avec attendrissement l'envoi par Napoléon III d'une image de la Vierge à la flotte française. » (39)

Que fut cette expédition qui déchaînait ainsi l'enthousiasme des cléricaux. M. Paul Léon, membre de l'Institut, va nous le dire :

« Une simple querelle de moines réveille la question d'Orient : elle est née de rivalités entre latins et orthodoxes pour la garde des lieux saints. A qui appartiendra la surveillance des églises de Bethléem, la possession des clefs, la direction des travaux ? Qui peut penser que de si minimes intérêts opposeront deux grands empires ?... Mais, derrière les moines latins, nantis d'anciens privilèges, s'agite le parti catholique en France, appui du nouveau régime ; derrière l'exigence croissante des orthodoxes, de plus en plus nombreux, se devine l'influence russe. » (40)

Le tsar invoque la protection des orthodoxes qu'il lui appartient d'assurer, et pour la rendre effective, demande le libre passage des Dardanelles pour sa flotte. Refus de l'Angleterre, soutenue par la France, et la guerre éclate.

« France et Angleterre ne peuvent atteindre le tsar que par la mer Noire et l'alliance turque... Dès lors, la guerre de Russie devient la guerre de Crimée et se résume tout entière dans le siège de Sébastopol, épisode coûteux, sans issue. Poursuivi à travers de sanglantes batailles, des épidémies meurtrières et des souffrances surhumaines, il coûta cent mille morts à la France. » (41)

Il est vrai que ces cent mille morts n'étaient rien de moins que des soldats du Christ, de glorieux « martyrs de la foi », s'il faut en croire Mgr Sibour, archevêque de Paris, qui déclarait à cette époque : « La guerre de Crimée, faite par la France à la Russie, n'est point une guerre politique, mais une guerre sainte ; ce n'est point une guerre d'Etat à Etat, de peuple à peuple, mais uniquement une guerre de religion, une Croisade... » (42)

L'aveu est sans ambiguïté. Au reste, n'avons-nous pas entendu cela, de nos jours, durant l'occupation allemande, développé en termes identiques par les prélats de Sa Sainteté Pie XII, qui se faisaient les recruteurs de la L.V.F., et par Pierre Laval lui-même, président du Conseil de Vichy ?

En 1863, c'est l'expédition du Mexique. De quoi s'agit-il ? De transformer une république laïque en un empire, pour l'offrir à Maximilien, archiduc d'Autriche. Or, l'Autriche, c'est le pilier numéro un de la papauté. Au surplus, on compte élever ainsi un barrage qui contiendra l'influence des Etats-Unis protestants sur les Etats d'Amérique du Sud, fiefs de l'Eglise romaine.

« La guerre tendant à établir un empire catholique au Mexique viole le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et, comme la campagne de Syrie et les deux campagnes de Chine, elle tend surtout à servir les intérêts catholiques », écrit avec sagacité M. Albert Bayet. (43)

On sait comment, en 1867, l'armée française s'étant rembarquée, Maximilien, champion malheureux du Saint-Siège, fut fait prisonnier à la reddition de Queretaro et fusillé, laissant la place à une république présidée par le vainqueur, Juarez.

Cependant, le temps approchait où la France allait payer beaucoup plus cher encore l'appui politique que le Vatican assurait au trône impérial. Tandis que l'armée française versait son sang aux quatre coins du monde, et s'affaiblissait d'autant, pour y défendre des intérêts qui n'étaient pas les nôtres, la Prusse, sous la rude main du futur « chancelier de fer », travaillait à porter au plus haut point sa puissance militaire afin d'unir les Allemagnes en un bloc homogène. L'Autriche est la première victime de sa volonté de puissance. D'accord avec la Prusse pour que celle-ci s'empare des duchés danois du Schleswig et du Holstein, elle est frustrée par sa complice. C'est la guerre, bientôt terminée par la victoire prussienne à Sadowa, le 3 juillet 1866. Coup terrible pour la vieille monarchie des Habsbourg. dont sonne l'heure du déclin, mais coup non moins terrible pour le Vatican dont l'Autriche a été si longtemps l'homme-lige dans les pays germaniques. Désormais, ce sera la Prusse protestante qui exercera sur eux son hégémonie. A moins que... l'Eglise romaine ne trouve un « bras séculier » capable d'arrêter net l'expansion de cette puissance « hérétique ».

Mais qui peut jouer ce rôle en Europe, sinon l'Empire français ? A Napoléon III, l' « homme providentiel », écherra l'honneur de venger Sadowa. L'armée française n'est pas prête. « L'artillerie est très en retard. Nos canons se chargent encore par la bouche », écrit Rothan, notre ministre à Francfort, qui voit venir le désastre. « La Prusse n'ignore rien de sa supériorité et de notre impréparation », déclare-t-il encore, avec bien d'autres observateurs. Peu importe aux fauteurs de guerre. La candidature d'un prince de Hohenzollern au trône vacant d'Espagne fournit l'occasion du conflit, d'autant mieux que Bismarck le désire. Au cours des tractations diplomatiques, la dépêche d'Ems, truquée par ses soins, donne beau jeu aux bellicistes, qui soulèvent l'opinion publique.

Et c'est la France elle-même qui déclare la guerre, cette « guerre de 1870 qui fut, c'est un fait acquis à l'histoire, l'oeuvre des Jésuites », comme l'écrit M. Gaston Bally.

Il faut, en effet, avoir bien présente à l'esprit la composition du gouvernement qui lança la France dans cette funeste aventure. Nous la trouvons décrite en ces quelques lignes de l'éminent historien catholique Adrien Dansette :

« Napoléon III commence par sacrifier Victor Duruy, puis se résout à appeler an gouvernement les hommes du tiers parti (janvier 1870). Les nouveaux ministres sont presque tous des catholiques sincères ou des cléricaux par conservatisme social. » (44)

On comprend, dès lors, ce qui semblait d'abord inexplicable : la précipitation que mit ce gouvernement à tirer un « casus belli » des termes d'une dépêche tronquée, dont on n'attendit même pas de recevoir confirmation.

« Conséquence: l'effondrement de l'Empire et le contre-coup qui s'ensuivit pour le trône papal... L'édifice impérial et l'édifice papal couronnés par les Jésuites, s'écroulaient dans la même boue, malgré l'Immaculée Conception, malgré l'infaillibilité papale ; mais, hélas 1 c'était sur les cendres de la France. » (45)

6. LES JESUITES A ROME LE SYLLABUS

On lit dans un ouvrage de l'abbé Brugerette, au chapitre « Le clergé sous le Second Empire » :

« Les dévotions particulières, anciennes ou nouvelles, étaient de plus en plus en honneur, à une époque où le romantisme exaltait encore le sentiment au préjudice de l'austère raison. Le culte des saints et de leurs reliques, contenu si longtemps par le souffle glacial du rationalisme, avait repris une vigueur nouvelle. Le culte de la sainte Vierge, grâce aux apparitions de La Salette et de Lourdes, acquit une popularité extraordinaire. Les pèlerinages se multiplièrent en ces lieux privilégiés par le miracle.

« L'épiscopat français... favorisa les dévotions nouvelles. Il accueillit avec empressement et reconnaissance, en 1854, l'encyclique de Pie IX, proclamant le dogme de l'Immaculée-Conception... C'est encore l'épiscopat, réuni à Paris en 1856, pour le baptême du Prince impérial, qui demanda à Pie IX que la fête du Sacré-Coeur_ devint une fête solennelle de l'Eglise universelle. » (46)

Ces quelques lignes témoignent clairement de l'influence prépondérante des Jésuites sous le Second Empire, tant en France qu'auprès du Saint-Siège. Nous l'avons vu plus haut, ils furent et demeurent les grands propagateurs de ces « dévotions particulières, anciennes ou nouvelles », de cette piété « sensible » et quasi matérielle, propre à exalter la religiosité des foules et plus spécialement celle de l'élément féminin. En cela, on ne peut contester qu'ils fassent preuve de réalisme. Le temps est loin - il l'était déjà sous Napoléon 111 - où le public en son ensemble, les savants comme les ignorants, se passionnait pour les questions théologiques. Sur le plan intellectuel, le catholicisme a fini sa carrière.

C'est donc par nécessité, autant que par l'effet de leur formation propre, que les fils d'Ignace, en manière de contrepoids au « rationalisme », se sont efforcés - au cours du XIX, siècle et de nos jours - de réveiller la religiosité superstitieuse, notamment chez les femmes, qui forment désormais le plus clair du troupeau des fidèles.

Pour l'enseignement secondaire des jeunes filles, l'Ordre a favorisé la création de plusieurs congrégations de femmes. « La plus célèbre et la plus active a été la « Congrégation des Dames du Sacré-Coeur » ; en 1830, elle comptait 105 maisons avec 4.700 maîtresses et a exercé une très grande influence sur les classes élevées de la société ». (47)

Quant à la « mariolâtrie », qui fut toujours si chère aux Jésuites, elle reçoit, sous le' Second Empire, une impulsion puissante par les « apparitions » - fort opportunes - de la Vierge à une petite bergère de Lourdes, deux ans après que le pape Pie IX eut défini et promulgué le dogme de l'Immaculée-Conception (1854), à l'instigation de la Compagnie de Jésus. Les principaux actes de ce pontificat sont, d'ailleurs, autant de victoires pour les Jésuites, dont la toute-puissante influence sur la Curie romaine ne cesse de s'affirmer. En 1864, Pie IX publie l'encyclique « Quanta cura », accompagnée du « Syllabus », qui jette l'anathème sur les principes politiques les mieux établis des sociétés contemporaines.

« Anathème à tout ce qui est cher à la France moderne La France moderne veut l'indépendance de l'Etat le « Syllabus » enseigne que la puissance ecclésiastique doit exercer son autorité sans la permission et l'assentiment du pouvoir civil. La France moderne veut la liberté de conscience et la liberté des cultes ; le « Syllabus » enseigne que l'Eglise romaine a le droit d'employer la force et réhabilite l'Inquisition. La France moderne reconnaît l'existence de plusieurs cultes : le « Syllabus » déclare que la religion catholique doit être considérée comme l'unique religion de l'Etat, à l'exclusion de tous les autres cultes.

La France moderne proclame la souveraineté du peuple ; le « Syllabus » condamne le suffrage universel. La France moderne professe que tous les Français « sont égaux devant la loi; le « Syllabus» soutient que les ecclésiastiques doivent être soustraits aux tribunaux ordinaires, civils et criminels.

« Voilà les doctrines que les Jésuites enseignent dans leurs collèges. Ils sont l'avant-garde de l'armée de la contre-révolution... Leur mission consiste à élever la jeunesse confiée à leurs soins dans la haine des principes sur lesquels repose la société française, telle « que l'ont constituée au prix des plus douloureux efforts les générations qui nous ont précédés. Ils tendent par leur enseignement à diviser la France en deux peuples, et à remettre en question tout ce qui s'est fait depuis 1789. Nous voulons la concorde, ils «veulent la discorde ; nous voulons la paix, ils veulent la guerre ; nous voulons la France libre, ils la veulent asservie. Ils sont une société de combat aux ordres de l'étranger ; ils nous combattent, défendons-nous, ils nous menacent, désarmons-les. » (48)

Les prétentions toujours vivantes du Saint-Siège à régenter la société civile étaient donc affirmées une fois de plus, comme Renan l'avait dit déjà en 1848, dans un article intitulé « Du libéralisme clérical » :

« Il démontrait que la souveraineté du peuple, la liberté de conscience, toutes les libertés modernes étaient condamnées par l'Eglise. Il présentait l'Inquisition comme « la conséquence logique de tout le système orthodoxe », comme « le résumé de l'esprit de l'Eglise ». Il ajoutait : « L'Eglise, quand elle le pourra, ramènera l'Inquisition, et, si elle ne le fait pas, c'est qu'elle ne le peut pas » (49).

La prépotence des Jésuites au Vatican se marquait plus fortement encore, quelques années après le « Syllabus », par la définition et promulgation du dogme de l'Infaillibilité pontificale, qui devait, écrit l'abbé Brugerette, « jeter sur les années tragiques de 1870-1871, qui endeuillèrent la France, la clarté d'une grande espérance chrétienne ».

Le même auteur ajoute:

« On peut dire que, pendant la première moitié de l'année 1870, l'Eglise de France n'est plus en France ; elle est à Rome, et passionnément occupée du Concile « général que Pie IX vient de réunir au Vatican...

« Suivant le mot de Mgr Pie, ce clergé français avait achevé de se dépouiller de ses livrées particulières, maximes, libertés gallicanes . Faisant, ajoutait l'évêque de Poitiers, ce sacrifice au principe d'autorité en même temps qu'à la saine doctrine et au droit commun, il a placé tout cela sous les pieds « du souverain pontife, lui en a fait un trône et a sonné de la trompette en disant : Le pape est notre roi ; non seulement ses volontés sont pour nous des ordres, mais ses désirs sont pour nous des règles » (49 bis).

On ne saurait annoncer plus clairement la démission complète de tout un clergé « national » entre les mains de la Curie romaine et, par là, l'asservissement des catholiques français aux volontés d'un despote étranger qui, sous couleur de dogme ou de morale, allait leur imposer, sans opposition désormais, ses directives politiques. En vain, les catholiques libéraux s'élevèrent contre l'exorbitante prétention du Saint-Siège à dicter sa loi aux consciences au nom de l'Esprit Saint. Leur chef, M. de Montalembert, publiait dans la « Gazette de France », nous dit l'abbé Brugerette, « un article où il protestait de toute son âme contre ceux qui « immolent la justice et la vérité, la raison et l'histoire en holocauste à l'idole qu'ils se sont érigée au Vatican ». (50)

Quelques évêques, des religieux notoires, comme le Père Hyacinthe Loyson et le Père Gratry prenaient la même position, ce dernier non sans vivacité :

« Il avait fait successivement paraître ses quatre Lettres à Mgr Deschamps. Il n'y discutait pas seulement des faits historiques, comme la condamnation du pape Honorius, qui s'opposaient selon lui à la proclamation de l'infaillibilité pontificale, mais, dans « un style incisif et amer, il dénonçait encore le mépris « des catholiques autoritaires pour la vérité et la probité scientifique. L'un d'eux, un candidat ecclésiastique au Doctorat en théologie, n'avait-il pas osé justifier les fausses décrétales devant la Faculté de Paris, « en déclarant que ce n'était pas une fraude « odieuse » ? N'affirme-t-on pas aujourd'hui encore, ajoutait Gratry, qu'il fut opportun de condamner « Galilée » ?

« Hommes de peu de foi et de bas esprit et de coeur misérable, vos ruses ne sont-elles pas devenues le scandale des âmes ? Le jour où la grande science de la nature s'est élevée sur le monde, vous l'avez condamnée.

« Ne vous étonnez pas si les hommes, avant de vous « pardonner, attendent de vous l'aveu, la pénitence, la « contrition profonde et la réparation de votre « faute » (51).

Mais on pense bien que les Jésuites, inspirateurs de Pie IX et tout-puissants sur le Concile, ne se souciaient guère d'aveu, de pénitence, de contrition ni réparation, au moment même où ils touchaient au but qu'ils s'étaient fixé dès le Concile de Trente, au milieu du XVI' siècle. Lainez n'y soutenait-il pas déjà la thèse de l'infaillibilité du pape ?

A vrai dire, il ne s'agissait que de consacrer sous forme de dogme une prétention presque aussi vieille que la papauté. Aucun Concile jusque-là n'avait voulu l'entériner, mais le moment apparaissait propice : outre que le patient travail des Jésuites avait préparé les clergés nationaux à l'abandon de leurs dernières libertés, la chute imminente du pouvoir temporel du pape - elle allait se produire avant le vote du Concile - appelait un renforcement de son autorité spirituelle, aux dires des ultramontains. L'argument prévalut, et les « dictatus papae » de Grégoire VII, principes de la théocratie médiévale, triomphèrent ainsi en plein XIXe siècle.

Ce que le nouveau dogme consacrait surtout, c'était l'omnipotence dans l'Eglise romaine de la Compagnie de Jésus.

« Sous le couvert de la congrégation des jésuites qui s'est installée au Vatican, depuis que les puissances séculières les ont rejetés de tous les pays libres ainsi qu'une association de malfaiteurs, la papauté s'est élevée à de nouvelles ambitions. Ces hommes néfastes, qui ont fait de l'Evangile un spectacle de sang et de larmes et qui demeurent les pires ennemis de la liberté de penser et de la démocratie, dominent la curie romaine et concentrent tous leurs efforts pour maintenir dans l'Eglise leur prépondérance malsaine et la honte de leurs doctrines ».

« Acquis à la cause de la centralisation à outrance, irréductibles apôtres de la théocratie, ils sont les maîtres reconnus du catholicisme contemporain et marquent de leur empreinte sa théologie, sa piété officielle, sa politique tortueuse »:

« Véritables janissaires du Vatican, ils inspirent tout, règlent tout, pénètrent partout, instaurant la délation comme système de gouvernement, fidèles à une casuistique dont l'histoire nous a révélé la profonde immoralité et qui nous a valu les pages immortelles de Pascal, ce railleur sublime. Par le Syllabus de 1864 qu'ils ont édifié et codifié de leurs mains propres, Pie IX a déclaré la guerre à toute pensée libre et sanctionné quelques années plus tard le dogme de l'infaillibilité, qui est un véritable anachronisme historique et dont la science moderne ne « saurait vraiment s'émouvoir » (52).

Pour ceux qui, contre toute vraisemblance, s'obstineraient à voir une exagération malveillante, un parti-pris de dénigrement dans les lignes que nous venons de citer, nous ne pouvons mieux faire que de leur mettre sous les yeux la confirmation même de ces faits, due à la plume très orthodoxe de M. Daniel-Rops. Notons que cette confirmation a d'autant plus de poids que le texte qui la contient a été publié en 1959, sous le titre « Le Rétablissement de la Compagnie de Jésus », par la propre revue des Jésuites, « Etudes ». C'est donc dans un véritable plaidoyer « pro domo », qu'on peut lire :

« A bien des points de vue, cette reconstitution de « la Compagnie de Jésus eut une importance historique « considérable. Le Saint-Siège retrouva en elle cette « troupe fidèle, toute dévouée à sa cause, dont elle « aurait bientôt besoin. De nombreux Pères devaient « tout au long du siècle et jusqu'à nous, exercer une « influence, discrète mais profonde, sur certaines prises « de position pontificales ; une formule proverbiale « eut même cours à Rome : « Les porte-plumes du « pape sont jésuites ». Leur influence se marqua, à ce « qu'il semble, aussi bien dans le développement du « culte du Sacré-Coeur que dans la proclamation du « dogme de l'« Immaculée-Conception », dans la rédaction du « Syllabus » aussi bien que dans la définition de l'« Infaillibilité ». La « Civiltà Cattolica », « fondée par le jésuite napolitain Carlo Curci, passa « pendant la plus grande partie du pontificat de « « Pie IX... pour refléter la pensée du pape » (53).

Voilà qui est bien net. Il n'y a qu'à enregistrer cet aveu sans détours. Nous ferons seulement observer aux mânes du pieux académicien qu'en bonne logique, et à en juger par tout le contexte précédent, c'était plutôt la pensée du Pape qui reflétait celle de la « Civiltà Cattolica ».

Il va sans dire que les Jésuites, tout-puissants à Rome, devaient - du fait même de l'esprit de leur Ordre - engager de plus en plus la papauté dans l'action politique internationale, comme l'écrit encore M. Louis Roguelin :

« Depuis la perte de son pouvoir temporel, l'Eglise romaine n'a négligé aucune occasion de regagner par une recrudescence d'activité diplomatique tout le terrain abandonné par contrainte, cherchant toujours le meilleur parti à tirer des conjonctures, dans le dessein savamment dissimulé de diviser pour régner ».

Selon le plan des fidèles de Loyola, le dogme de l'infaillibilité pontificale a puissamment favorisé cette action du Saint-Siège, dont on peut mesurer l'importance par le fait que la plupart des Etats ont un représentant diplomatique accrédité auprès de lui. C'est que sous couleur de dogme ou de morale, matières auxquelles se borne, en principe, la dite infaillibilité, le pape dispose aujourd'hui d'une autorité sans limites sur la conscience des fidèles.

Ainsi, on verra au XXe siècle le Vatican se mêler activement à la politique intérieure et extérieure des Etats, jusqu'à les gouverner grâce aux partis confessionnels. Plus encore, on le verra soutenir des hommes « providentiels », des Mussolini, des Hitler, qui forts de son appui déchaîneront les pires catastrophes.

Le vicaire du Christ ne pouvait manquer de reconnaître hautement les services de la fameuse Société, qui a si bien oeuvré en sa faveur. Ces « fils de Satan » comme ne craignent pas de les qualifier même certains ecclésiastiques, sont unanimement flétris, mais ils peuvent se glorifier, en revanche, de l'auguste satisfecit que leur accorda naguère le défunt pape, S.S. Pie XII, dont le confesseur, on le sait, était un Jésuite allemand.

Dans ce texte publié par « La Croix » du 9 août 1955 on peut lire : « L'Eglise ne demande pas d'auxiliaires d'un autre modèle à cette Compagnie... que les fils d'Ignace s'efforcent de suivre les traces des anciens... ». Ils n'y manquent pas, aujourd'hui comme hier, pour le plus grand mal des nations.

7. LES JESUITES EN FRANCE DE 1870 A 1885

La chute de l'Empire eût dû amener en France, semble-t-il, une réaction contre l'esprit ultramontain. En fait, il n'en fut rien, comme le montre Adolphe Michel :

« Quand le trône du 2 décembre tombe dans la boue de Sedan, quand la France est définitivement vaincue, quand l'Assemblée de 1871 se réunit à Bordeaux, en attendant de venir à Versailles, le parti clérical est plus audacieux que jamais. Dans les désastres de la patrie il parle en maître. Qui ne se rappelle les outrecuidantes manifestations des jésuites et leurs menaces insolentes dans ces dernières années ? Ici, un certain Père Marquigny annonçant l'enterrement civil des principes de 89 ; là, M. de Belcastel vouant, de son autorité privée, la France au Sacré-Coeur ; les Jésuites élevant une église sur la « colline Montmartre, à Paris, comme un défi à la Révolution ; les évêques excitant la France à déclarer la « guerre à l'Italie pour rétablir le pouvoir temporel du « pape... ». (54)

Gaston Bally explique fort bien la raison de cette situation apparemment paradoxale :

« Pendant ce cataclysme, les Jésuites s'empressèrent, comme d'habitude, de rentrer dans leur trou, laissant à la République le soin de se tirer d'affaire comme elle le pourrait. Mais quand le gros de la besogne fut fait, quand notre territoire fut délivré de l'invasion prussienne, l'invasion noire reprit son cours et se mit à tirer les marrons du feu. On était alors sous le coup d'une sorte de cauchemar, on sortait d'un rêve effroyable, c'était le moment d'en profiter pour s'emparer des esprits affolés par cette « affreuse lutte ». (55)

Mais n'en est-il pas de même après toutes les guerres ? C'est un fait incontestable que l'Eglise romaine a toujours bénéficié des grands malheurs publics ; que les deuils, les misères, les souffrances de toute sorte poussent les foules à chercher dans les pratiques pieuses d'illusoires consolations. Ainsi se trouve raffermie, sinon augmentée, par les victimes elles-mêmes la puissance de ceux qui ont déchaîné ces malheurs. A cet égard, les deux guerres mondiales ont eu les mêmes conséquences que celle de 1870.

La France, alors, était vaincue, mais, par contre, ce fut une éclatante victoire de la Compagnie de Jésus, que marqua, en 1873, le vote d'une loi décidant la construction d'une basilique du Sacré-Coeur sur la butte Montmartre . Cette église, dite du « Voeu national », par une cruelle ironie sans doute, allait matérialiser dans la pierre le triomphe du jésuitisme, sur le lieu même où il avait pris son essor.

A première vue, cette invocation au Sacré-Coeur de Jésus, prônée par les Jésuites « cordicoles », pourrait paraître assez bassement idolâtre, mais innocente, en somme.

« Pour se rendre compte du danger, écrit Gaston Bally, il faut regarder derrière la façade, assister à la cuisine des âmes. Il faut voir à quoi tendent les diverses associations cordicoliques ; l'archiconfrérie de l'Adoration perpétuelle, l'archiconfrérie de la Garde d'Honneur, l'Apostolat de la Prière, la Communion réparatrice, etc, etc. Les archiconfréries, associés, apôtres, missionnaires, adorateurs, zélateurs, gardes d'honneur, réparateurs, médiateurs et autres fédérés du Sacré-Coeur semblent se proposer exclusivement, comme les y invitait Mlle Alacoque, d'unir leurs hommages à ceux des neuf choeurs des Anges.

En réalité, il ne s'agit que d'une chose : Etrangler la Gueuse.

« Les cordicoles nous ont maintes fois exposé leurs desseins. Ils ne sauraient m'accuser de calomnie : je me bornerai à citer quelques passages de leurs déclarations les plus nettes, à recueillir leurs aveux.

« L'opinion publique s'indigna des propos tenus par le Père Ollivier aux obsèques des victimes du Bazar de la Charité. Le moine n'avait vu dans la catastrophe qu'un nouveau témoignage de la clémence divine. Dieu s'affligeait de nos erreurs, et nous invitait, gentiment, à les réparer.

« Cela parut monstrueux On oubliait que nous devons à la même pensée la construction de la Basilique du Voeu national ». (56)

Quel était donc le terrible péché dont la France devait battre sa coulpe ? l'auteur précité répond:

« ... la Révolution ».

C'est là le crime abominable qu'il nous faut « expier ».

Et la Basilique du Sacré-Coeur symbolise le « repentir de la France (Sacratissimo cordi Jesu Gallioe « poenitens et devoter) ; elle exprime aussi notre ferme « propos de réparer le mal. C'est un monument d'expiation et de réparation ... ». (57)

« Sauvez Rome et la France au nom du Sacré-Coeur » devint la Marseillaise de l'Ordre moral.

Alors, comme l'écrit l'abbé Brugerette :

« Il était permis d'espérer même contre toute espérance. On pouvait attendre « du ciel apaisé » l'événement d'où viendraient, un jour ou l'autre, la restauration de l'ordre, le salut de la patrie ». (58)

Il est à croire, cependant, que « le ciel », irrité contre la France des Droits de l'homme, ne se trouvait pas suffisamment « apaisé » par l'érection de la fameuse basilique aux trois éteignoirs, car la « restauration de l'ordre », c'est-à-dire la Restauration monarchique, se faisait attendre. Le même auteur s'en explique en ces termes :

Si impressionnantes, en effet, que pouvaient paraître les grandioses manifestations de la foi catholique, dans les années qui suivirent la guerre de 1870, ne serait-ce pas manquer quelque peu du sens de l'observation et de l'esprit psychologique, ne serait-ce pas encore se tenir en dehors de la vérité que de juger la société française de cette époque sur les seuls témoignages de cette piété extérieure ? On doit donc se demander si le sentiment religieux répond exactement pour l'ensemble de cette société à l'expression de la foi telle que la révèlent les grandioses pèlerinages organisés par les évêques et l'empressement des foules dans les églises...

« Sans vouloir atténuer en aucune manière l'importance du mouvement religieux provoqué en France par les deux guerres de 1870 et de 1914 et qui fit lever de si belles espérances, il faut bien reconnaître que ce réveil de la foi n'eut ni la profondeur, ni l'étendue que parurent révéler les manifestations d'une piété bien faite pour donner l'illusion d'une véritable renaissance religieuse...

Car, même en ce temps-là, l'Eglise de France couvrait malheureusement de sa robe non seulement des milliers d'incroyants et d'adversaires, mais un nombre trop grand, hélas ! de fidèles qui n'avaient guère de catholique que l'étiquette. La pratique religieuse tient encore quelque place dans l'horaire de leur vie, mais le sentiment religieux, traduit par une foi agissante, ne paraît pas en tenir beaucoup dans leur coeur...

« Comme si la France, à peine après l'avoir accompli, regrettait le mouvement auquel, dans une heure de désespérance, elle avait obéi en envoyant à l'Assemblée nationale une majorité catholique, on la voit, cinq mois plus tard, changer complètement de position aux élections complémentaires du 2 juillet ! Ce jour-là, le pays devait élire 113 députés. Ce fut la défaite complète des catholiques et le succès de 80 à 90 républicains. Toutes les élections qui suivront cette consultation du suffrage universel, auront le même caractère d'opposition républicaine et anticléricale. Il serait puéril d'affirmer qu'elles ne répondaient pas aux sentiments et, aux voeux de la société dont elles étaient l'émanation ». (59)

L'abbé Brugerette, parlant des grands pèlerinages organisés à cette époque « pour le relèvement du pays », reconnaît qu'ils donnaient lieu à « certains écarts et certains excès », dont prenaient ombrage les « adversaires de l'Eglise ».

« Les pèlerinages seront donc pour eux des entreprises organisées par le clergé pour la restauration de la monarchie en France et du pouvoir pontifical à Rome. Et l'attitude prise par le clergé en ces deux affaires, paraîtra justifier cette accusation de la presse irréligieuse, et donnera, de ce fait, comme nous le verrons plus loin, un formidable essor à l'anticléricalisme. Sans rompre avec ses habitudes religieuses dont les années d'après-guerre ont amené un si beau revival, la société française se révoltera contre ces directions que Gambetta devait flétrir sous le nom de « gouvernement des curés ». C'est qu'il restait au fond de l'âme du peuple français, un invincible instinct de résistance à tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à la domination politique de l'Eglise Ce peuple, dans son ensemble, aimait la religion, mais « la théocratie » dont la presse d'opposition avait réveillé le fantôme, lui faisait peur. La fille aînée de l'Eglise ne voulait pas oublier qu'elle était aussi la mère de la Révolution ». (60)

Pourtant, que d'efforts ne déployait pas le clergé, Jésuites en tête, pour amener les Français à renier l'esprit républicain !

Depuis la loi Falloux, les Jésuites développent librement leurs collèges où ils élèvent les enfants de la bourgeoisie dirigeante et, certes, ils ne leur inculquent pas un ardent amour de la République...

« Quant aux Assomptionnistes, créés en 1845 par l'intransigeant Père d'Alzon, c'est au peuple qu'ils veulent redonner la foi qu'il a perdue... ». (61)

Mais bien d'autres congrégations enseignantes fleurissent à l'envie : Oratoriens, Eudistes, Dominicains du Tiers-Ordre, Marianites, Maristes (que Jules Simon appelle « le tome II des Jésuites relié en peau d'âne ») et les fameux Frères des écoles chrétiennes, plus connus sous le nom d'Ignorantins, inculquent la « bonne doctrine » aux rejetons de la bourgeoisie et à plus d'un million et demi d'enfants du peuple.

Il n'est pas surprenant que cette situation ait provoqué une réaction de défense du régime républicain. Une loi, déposée en 1879 par Jules Ferry, écarte le clergé des Conseils de l'Instruction publique où l'avaient fait entrer les lois de 1850 et de 1873, et elle restitue aux Facultés de l'Etat le droit exclusif de collationner les grades des enseignants. D'autre part, l'article 7 de cette loi spécifie que nul ne sera admis à participer à l'enseignement public ou libre, s'il appartient à une congrégation religieuse non autorisée ».

« Les Jésuites sont visés avant tout par ce fameux article 7. Les prêtres du doyenné de Moret (Seine-et-Marne) tiendront donc à déclarer « qu'ils prennent parti pour toutes les communautés religieuses, sans en excepter les vénérables Pères de la Compagnie de Jésus ». « Les frapper, écrivent-ils, c'est nous frapper au coeur » ... L'aveu est explicite.

L'abbé Brugerette, dont nous venons de citer ce passage, décrit la résistance opposée par les catholiques à ce qu'il appelle une « perfide attaque », mais il ajoute :

« Le clergé ne se doute pas encore des progrès immenses du laïcisme, il n'a pas encore compris que, par son opposition aux principes de 89, il s'est privé de toute influence profonde sur la direction de l'esprit public en France. »

L'article 7 est repoussé par le Sénat, mais Jules Ferry en appelle alors aux lois existantes sur les congrégations.

« En conséquence, le 29 mars 1880, le « Journal Officiel» enregistrait deux décrets qui obligeaient les Jésuites à se dissoudre et toutes les congrégations non autorisées d'hommes et de femmes à « se pourvoir dans le délai de trois mois, à l'effet d'obtenir la vérification et l'approbation de leurs statuts et la reconnaissance légale... »

Sans retard, un mouvement d'opposition s'organise, « L'Eglise, atteinte en plein coeur, se lève tout entière >, selon la juste expression de M. Debidour. Dès le 11 mars, Léon XIII et son nonce font entendre une protestation douloureuse...

« Tous les évêques prennent, à leur tour, avec la plus grande énergie, la défense des Ordres religieux. » (63)

Les fils de Loyola n'en furent pas moins expulsés. Mais écoutons encore à ce sujet l'abbé Brugerette :

« Malgré tout, les Jésuites, experts, quand ils sont chassés par la porte, à revenir par les fenêtres, avaient déjà réussi à passer leurs collèges aux mains de laïcs ou d'ecclésiastiques séculiers. Sans résider dans ces collèges, on les voyait même y venir, à certaines heures, pour exercer certaines fonctions de direction ou de surveillance. » (64)

Cependant, la ruse ne passa pas inaperçue et les collèges des Jésuites furent finalement fermés.

Au total, les décrets de 1879 furent appliqués à 32 congrégations, qui refusèrent de se soumettre aux dispositions légales. En bien des lieux, l'expulsion dut être faite « manu militari », contre l'opposition des fidèles ameutés par les religieux. Ceux-ci refusaient, non seulement de demander l'autorisation légale, mais même de signer une déclaration désavouant toute idée d'opposition au régime républicain, ce dont M. de Freycinet, alors président du Conseil et qui leur était favorable, se serait contenté personnellement pour les « tolérer » encore. Quand les Ordres se décidèrent à signer cette déclaration d'un loyalisme tout formel, la manoeuvre avait été éventée, et M. de Freycinet dut abandonner le pouvoir pour avoir tenté de négocier cet accord contre la volonté du parlement et de ses collègues du cabinet.

L'abbé Brugerette observe justement, à propos de la déclaration que les Ordres religieux répugnaient tant à signer :

« Cette affirmation de respect à l'égard des institutions que la France s'était librement données... paraît aujourd'hui bien inoffensive et anodine quand on la compare au serment solennel de fidélité exigé des évêques allemands par le Concordat du 20 juillet 1933 entre le Saint-Siège et le Reich.

« Article 16. - « Les évêques, avant de prendre possession de leur diocèse, prêteront entre les mains du président du Reich ou entre les mains du Reichsstatthalter près l'Etat compétent, un serment de fidélité selon la formule suivante :

« Devant Dieu et sur les saints Evangiles, je jure et promets, comme il convient à un évêque, fidélité au Reich allemand et à l'Etat. Je jure et promets de respecter et de faire respecter par mon clergé le gouvernement établi selon les lois constitutionnelles. Me préoccupant, comme il est de mon devoir, du bien et de l'intérêt de l'Etat allemand, je chercherai, dans l'exercice du saint ministère qui m'est confié, à empêcher tout préjudice qui pourrait le menacer ». (Concordat entre le Saint-Siège et le Reich allemand). (65).

Certes, la différence est grande entre une simple promesse de non-opposition au régime de la France, et cet engagement solennel de soutien à l'Etat nazi. Aussi grande que la différence entre les deux régimes, l'un démocratique et libéral, donc haï par l'Eglise romaine, l'autre totalitaire et brutalement intolérant, tel que le voulurent et le suscitèrent, par leurs efforts conjoints, Franz von Papen, camérier secret du pape, et Mgr Pacelli, nonce à Berlin et futur Pie XII.

C'est encore l'abbé Brugerette qui, après avoir déclaré que le but du gouvernement était atteint quant à la Compagnie de Jésus, reconnaît d'autre part :

« On ne pouvait parler cependant de la destruction de I'institution congréganiste. Les congrégations de femmes n'avaient pas été frappées, et les congrégations autorisées, « aussi dangereuses que les autres pour l'esprit laïque », restaient debout. On savait également que presque toutes les congrégations d'hommes expulsées de leurs maisons, en vertu des décrets de 1880, avaient pu rentrer sans bruit dans leurs couvents. » (66) Mais cet apaisement fut de courte durée. La prétention de l'Etat de percevoir des impôts et des droits successoraux sur les biens des communautés ecclésiastiques, souleva un tollé général chez celles-ci, qui n'entendaient pas être soumises à la loi commune. « L'organisation de la résistance était l'oeuvre d'un comité que dirigeaient les PP. Bailly, Assomptionniste, Stanislas, Capucin, et Le Doré , supérieur des Eudistes.. Le Père Bailly réchauffait le beau zèle du clergé en écrivant : « Il faut que les religieux et les religieuses en arrivent, comme saint Laurent, aux grils et aux chevalets, plutôt que de céder ». (67)

Comme par hasard, le principal réchauffeur de ce « beau zèle >, le P. Bailly, était assomptionniste, c'est-à-dire, en fait, un Jésuite camouflé. Quant aux grils et aux chevalets, on eût pu faire observer au bon Père que ces instruments de torture sont dans la tradition dit Saint-Office, et non dans celle de l'Etat républicain.

Finalement, les congrégations payèrent - à peu près la moitié de ce qu'elles devaient - et l'abbé précité reconnaît que « la prospérité de leurs oeuvres n'en fut point atteinte ». On le croit aisément.

Nous ne pouvons entrer dans le détail des lois de 1880 et 1886, qui tendaient à assurer la neutralité confessionnelle des écoles publiques, cette « laïcité » (67 bis), qui paraît toute naturelle aux esprits tolérants, mais que l'Eglise romaine rejette comme une atteinte abominable au droit de forcer les consciences qu'elle s'est de tout temps arrogé. On pouvait attendre qu'elle combattît pour ce prétendu droit aussi âprement que pour ses privilèges financiers.

En 1883, c'est la Congrégation romaine de l'Index, d'inspiration toute jésuitique, qui entre en lice par la condamnation de certains manuels scolaires d'enseignement moral et civique. Il est vrai que l'affaire est grave : l'un des auteurs, Paul Bert, n'a-t-il pas osé écrire que la simple idée du miracle « doit s'évanouir devant l'esprit critique » ? Aussi, plus de cinquante évêques promulguent le décret de l'Index, avec des commentaires fulminants, et l'un d'eux, Mgr Isoard, déclare dans sa lettre pastorale du 27 février 1883, que les instituteurs, les parents et les enfants qui refuseront de détruire ces livres seront exclus des sacrements (67 ter).

La loi de 1886, celles de 1901 et 1904, disposant qu'aucun enseignement ne pourrait être donné par des membres de congrégations religieuses, soulevèrent encore les plus vives protestations du Vatican et du clergé « français ». Mais, en fait, les religieux enseignants en furent quittes pour se « séculariser ». Le seul résultat positif des dispositions légales fut que les professeurs des écoles « dites libres» durent désormais justifier de titres pédagogiques suffisants, et l'on ne peut que s'en féliciter si l'on songe que les écoles primaires catholiques étaient en France, avant la dernière guerre, au nombre de 11.655, avec 824.595 élèves.

Quant aux collèges « libres », et plus particulièrement ceux des Jésuites, si leur nombre est en diminution, cela tient à divers facteurs qui n'ont rien de commun avec les prétendues brimades légales. La supériorité de l'enseignement universitaire, reconnue par la majorité des parents, et, plus récemment, sa gratuité, sont les principales causes de la faveur croissante où on le tient. En outre, la Société. de Jésus a réduit, de sa propre volonté, le nombre de ses maisons d'éducation.

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8. LES JESUITES ET LE GENERAL BOULANGER LES JESUITES ET L'AFFAIRE DREYFUS

L'hostilité dont le parti dévot prétendait être la victime, à la fin du XIX' siècle, de la part de l'Etat républicain, n'eût pas manqué de justification, quand bien même cette hostilité - ou plus précisément cette défiance - se serait manifestée de façon plus positive qu'elle ne le fit. En effet, l'opposition cléricale au régime que la France s'était librement donné, pour reprendre les termes de l'abbé Brugerette, se marquait en toute occasion. Dès 1873, c'est la tentative, solidement appuyée par le clergé, de restaurer la monarchie au bénéfice du comte de Chambord, tentative qui échoua par l'obstination du prétendant à refuser d'adopter le drapeau tricolore, à ses yeux emblème de la Révolution.

« Tel qu'il est, le catholicisme apparaît lié à la politique, à une certaine politique... La fidélité à la Monarchie s'est transmise à travers les générations dans de vieilles familles de la noblesse, de la bourgeoisie, et dans le peuple des régions catholiques de l'Ouest et du Midi. Leur nostalgie d'un Ancien Régime idéalisé à l'image d'un moyen âge légendaire, a rejoint les voeux des catholiques ardents, avant tout préoccupés du salut de la religion, ralliés derrière Veuillot à la royauté légitime et croyante du comte de Chambord comme à la forme de gouvernement la plus favorable à l'Eglise. De la conjonction de ces forces politiques et religieuses est né, dans l'esprit tendu de l'après-guerre, un état d'esprit de mysticisme « méaculpiste » et réactionnaire, que les formules de Mgr Pie, évêque de Poitiers, son incarnation la plus éclatante dans le monde ecclésiastique, illustrent exactement : la France « qui attend un chef , qui appelle un maître... » recevra à nouveau de Dieu « le sceptre de l'univers un instant tombé de ses mains », le jour où elle « aura rappris à se mettre à genoux ». (68)

Ce tableau, tracé par un historien catholique, est significatif. Il permet de comprendre les mouvements qui succédèrent, quelques années plus tard, à l'échec de l'essai de restauration en 1873.

C'est ce même historien catholique qui décrit l'attitude politique du clergé à cette époque, dans les termes suivants :

« Lors des élections, les presbytères servent de permanence aux candidats réactionnaires, les curés et les desservants font des visites de propagande électorale à domicile, vitupèrent la République et ses nouvelles lois sur l'enseignement, déclarent coupables de péché mortel ceux qui votent pour les gouvernants, les libres penseurs, les francs-maçons, traités de « canailles », de « bandits », de « voleurs ». L'un déclare que la femme adultère sera plus facilement pardonnée que ceux qui envoient leurs enfants à l'école laïque, un autre qu'il vaut mieux étrangler un enfant que de donner sa voix au régime, un troisième qu'il refusera les derniers sacrements à ceux qui votent pour ses partisans. Les actes se conforment aux paroles : des commerçants républicains et anticléricaux sont boycottés, des indigents cessent d'être secourus et des ouvriers sont renvoyés parce que mal-pensants. » (69)

Ces excès d'un clergé de plus en plus pénétré d'ultramontanisme jésuitique sont d'autant moins acceptables qu'ils émanent « d'ecclésiastiques payés par le gouvernement, car le Concordat est toujours en vigueur ».

Au reste, l'opinion publique, dans sa majorité, voit d'un fort mauvais oeil cette pression sur les consciences, comme le note l'auteur précité :

« On l'a vu, le peuple français, dans son ensemble, est indifférent en matière religieuse, et l'on ne peut confondre l'observance héréditaire des pratiques du culte avec une croyance véritable...

« C'est un fait, la carte politique de la France coïncide avec sa carte religieuse... On peut dire que dans les régions où la foi est vive, les Français votent pour les candidats catholiques ; ailleurs, c'est par un acte conscient qu'ils élisent des députés et des sénateurs anticléricaux... Ils ne veulent pas du cléricalisme, c'est-à-dire de l'autorité ecclésiastique en matière politique, ce qu'on appelle vulgairement « le gouvernement des curés ».

« Pour un grand nombre de catholiques eux-mêmes, c'en est assez que par les instructions du prône et les prescriptions du confessionnal, le prêtre, cet homme gênant, intervienne dans leur comportement de fidèles, contrôlant pensées, sentiments et actes, le boire, le manger et jusqu'à l'intimité conjugale ; ils entendent du moins marquer les limites de son empire en préservant leur indépendance de citoyen. » (70)

On aimerait que cet esprit d'indépendance soit demeuré aussi vivace de nos jours.

Mais, quel que fût le sentiment de ce « grand nombre de catholiques », les ultramontains, eux, ne désarmaient pas et poursuivaient en toute occasion la lutte contre le régime exécré. Ils crurent un moment trouver l' « homme providentiel » en la personne du général Boulanger, ministre de la Guerre en 1886, lequel, ayant fort bien organisé sa propagande personnelle, faisait figure de futur dictateur.

« Une entente tacite, écrit M. Adrien Dansette, s'établit entre le général et les catholiques. Elle devient explicite au cours de l'été... Il a par ailleurs conclu un accord secret avec des parlementaires royalistes tels que le baron de Mackau et le comte de Mun, défenseurs habituels de l'Eglise à la Chambre...

« Le flegmatique ministre de l'Intérieur, Constans, menace de le faire arrêter, et, le 10 avril, le candidat dictateur s'enfuit à Bruxelles, au bras de sa maîtresse.

« Dès lors, le boulangisme décline rapidement. La France n'a pas été prise : elle se reprend... Le boulangisme est écrasé lors des scrutins du 22 septembre et du 6 octobre 1889... » (71)

On peut lire, sous la plume du même historien catholique, quelle était, à l'égard de cet aventurier, l'attitude du pape d'alors, Léon XIII, qui avait succédé en 1878 à Pie IX, pape du « Syllabus », et affectait de conseiller à ses fidèles de France, le ralliement au régime républicain :

« En août (1889), l'ambassadeur d'Allemagne au Vatican prétend que le pape voit dans le général (Boulanger) l'homme qui renversera la République française et rétablira le trône ; on lit alors dans un article où le « Moniteur de Rome » envisage l'arrivée au pouvoir du candidat dictateur, que l'Eglise « peut même y gagner beaucoup »... Le général Boulanger a envoyé à Rome un de ses anciens officiers d'ordonnance porter à Léon XIII une lettre où il lui promettait « que le jour où il tiendrait l'épée de la France entre ses mains. Il s'efforcerait de faire reconnaître les droits de, la papauté » (72).

Tel était le pontife, d'ailleurs Jésuite, auquel les cléricaux intransigeants reprochaient un excès de « libéralisme »

La crise boulangiste était suffisamment révélatrice de l'action que menait le parti dévot contre la République laïque, sous le couvert du nationalisme. Mais le caractère falot du protagoniste choisi, autant que la résistance de la majorité de la nation, avait amené l'échec de cette tentative malgré tout le déploiement d'une agitation factice. Cependant, la formule « cocardière » s'était avérée assez efficace, à Paris surtout, pour qu'on se réservât de l'utiliser encore dans une meilleure occasion. Celle-ci surgira bientôt --- ou on la provoquera --- et il va sans dire que les disciples de Loyola seront à la tête du mouvement. « Leurs amis sont là, écrit M. Pierre Dominique : une noblesse devenue bigote, une bourgeoisie qui rejette Voltaire, beaucoup de militaires. Ils vont travailler particulièrement l'armée.... et cela va nous donner la fameuse alliance « du sabre et du goupillon ».

« Vers 1890, ils ont en France la direction de conscience non plus du roi, mais de l'état-major ou du moins de son chef, et c'est alors qu'éclate l'Affaire Dreyfus. Véritable guerre civile qui coupe la France en deux. » (73)

L'historien catholique, Adrien Dansette, résume ainsi. le début de l'Affaire :

« Le 22 décembre 1894, le capitaine d'artillerie Alfred Dreyfus est condamné pour trahison à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire. Trois mois plus tôt, notre service de renseignements était entré en possession, à l'ambassade d'Allemagne, du bordereau d'envoi de divers documents intéressant la défense nationale, et il avait constaté une similitude entre l'écriture de ce bordereau et celle du capitaine Dreyfus. Aussitôt, on s'était écrié à l'état-major : « C'est lui, c'est le juif ». Il n'existait que cette présomption et la trahison n'avait pas d'explication psychologique (Dreyfus était bien noté, riche, et il menait une vie rangée) ; le malheureux n'en a pas moins été incarcéré et traduit en conseil de guerre après une enquête d'une légèreté et d'une partialité qu'explique seul un jugement préconçu. Par surcroît, on apprendra plus tard qu'un dossier secret a été communiqué aux juges sans que le défenseur de l'accusé en ait eu connaissance...

« Cependant, les fuites ont continué à l'état-major après l'arrestation de Dreyfus, et le commandant Picquart, chef du service de renseignements à partir de juillet 1895, prend connaissance d'un projet de « petit bleu » (on appelle ainsi les cartes pneumatiques) de l'attaché militaire allemand au commandant français (d'origine hongroise) Esterhazy, individu taré, qui n'éprouve pour son pays (d'adoption) que haine et mépris. Mais un officier du service de renseignements, le Commandant Henry, ajoute au dossier Dreyfus.. - nous le verrons - une pièce fausse qui serait accablante pour l'officier juif si elle était authentique ; en outre, il efface, puis récrit le nom d'Esterhazy sur le petit bleu pour faire croire que la pièce a été truquée. Et Picquart tombe en disgrâce en novembre 1896. » (74)

On ne comprend que trop la disgrâce du chef du service de renseignements : il avait montré un zèle excessif à dissiper des ténèbres soigneusement accumulées.

Le plus sûr des témoignages s'en trouve dans les « Carnets de Schwartzkoppen », édités après sa mort, en 1930. C'était bien d'Esterhazy, et non de Dreyfus, que l'auteur, alors qu'il était premier attaché militaire à l'ambassade d'Allemagne à Paris, avait reçu des pièces secrètes de la Défense nationale française.

« Déjà quelque temps auparavant, en juillet, Picquart estima que le moment était venu d'avertir par lettre le chef d'état-major, qui était à Vichy, de ses soupçons contre Esterhazy. Le premier entretien eut lieu le 5 août 1896. Le général de Boisdeffre approuva tout ce que Picquart avait jusque-là fait dans cette affaire, et lui accorda l'autorisation de poursuivre ses « recherches.

« Le ministre de la Guerre, général Billot, fut également, dès le mois d'août, informé des soupçons de Picquart ; il approuva, lui aussi, les mesures prises par Picquart. Esterhazy, congédié par moi, avait essayé, en utilisant ses relations avec le député Jules «Roche de se faire détacher au ministère de la Guerre probablement pour pouvoir de cette façon renouer ses rapports avec moi, et il avait écrit plusieurs lettres aussi bien au ministre de la Guerre . qu'à son aide de camp. Une de ses lettres fut remise à Picquart qui, ainsi en possession de son écriture, constata, pour la première fois, qu'elle était la même que celle, du bordereau 1 Il montra à Du Paty et à Bertillon une photographie de cette lettre, sans leur .4 dire, naturellement, par qui la lettre avait été écrite... Bertillon dit : « Ah, c'est l'écriture du bordereau ! (75), « Sentant s'ébranler la conviction qu'il avait dans la, culpabilité de Dreyfus, Picquart résolut de voir le « petit dossier » qui avait été communiqué aux seuls juges. L'archiviste Gribelin le lui remit. C'était le soir. Resté seul dans son bureau, Picquart ouvrit l'enveloppe d'Henry, non scellée, sur laquelle se trouvait le paraphe d'Henry. au crayon bleu... Grande fut sa stupeur quand il constata le néant de ces pauvres « pièces dont aucune ne pouvait s'appliquer à Dreyfus. Pour la première fois, il comprit que le condamné 1. de l'île du Diable était innocent. Dès le lendemain, Picquart rédigea une note par laquelle il exposait toutes. les charges qui pesaient sur Esterhazy et la remit au général de Boisdeffre en lui faisant part de sa découverte. Arrivé au dossier secret, le général sursauta en s'écriant : « Pourquoi n'a-t-il pas été brûlé comme il avait été convenu ? » (76).

Von Schwartzkoppen écrit plus loin

« Ma situation devint extrêmement pénible. La question se dressait devant moi si je ne devais pas proclamer la vérité tout entière, afin de disculper l'horrible erreur et amener ainsi la libération de l'innocent condamné. Si j'avais pu agir comme je « l'aurais voulu, j'aurais certainement fait cela ! Examinant les choses de plus près, j'en vins cependant à la décision de ne pas me mêler de cette affaire, car, dans les conditions données, on ne m'aurait tout de même pas cru ; en outre, des considérations diplomatiques s'opposaient à une action pareille. La considération que le gouvernement français était. désormais en état de prendre lui-même les mesures nécessaires pour faire la lumière et réparer l'injustice commise, me raffermit également dans, ma décision. » (77)

« On voit naître la tactique qui sera celle de l'état-major », note M. Adrien Dansette :

« Si Esterhazy est coupable, les officiers qui ont provoqué la condamnation illégale de Dreyfus et d'abord le général Mercier, ministre de la Guerre à l'époque, le sont aussi. L'intérêt de l'armée exige le sacrifice de Dreyfus ; il ne faut pas toucher à la sentence de 1894 ».

On demeure stupéfait aujourd'hui à là pensée qu'un pareil argument ait pu être invoqué pour justifier, si l'on ose s'exprimer ainsi, une condamnation inique. Il en fut ainsi cependant tout au long de l'Affaire,qui ne faisait que commencer. Certes, on se trouvait alors en pleine fièvre antisémite. Les violentes diatribes d'Edouard Drumont, dans la « Libre Parole », désignaient chaque jour les enfants d'Israël. comme des agents de corruption et de dissolution nationales. Le préjugé défavorable ainsi créé inclinait une bonne, partie de l'opinion à croire, « a priori », à la culpabilité, de Dreyfus. Mais, plus tard, quand l'innocence de l'accusé apparut évidente, l'argument monstrueux, de l'« infaillibilité » du tribunal militaire, n'en fut pas moins soutenu, et désormais avec le plus parfait cynisme.

Est-ce à dire que l'Esprit-Saint inspirait ces juges en uniforme, qui en aucun cas ne pouvaient se tromper ? On serait tenté de croire, en effet, à cette intervention céleste - si semblable à celle qui garantit l'infaillibilité papale - quand on lit au sujet du Père du Lac, de la Compagnie des Jésuites dont il sera beaucoup parlé à propos de l'Affaire :

« Il a dirigé le collège de la rue des Postes où les Jésuites préparent les candidats aux grandes Ecoles. C'est un homme fort intelligent, de relations très étendues. Il a converti Drumont, il confesse de Mun et de Boisdeffre, chef d'état-major de l'Armée, qu'il voit tous les jours ». (79)

L'abbé Brugerette rapporte, lui aussi, ces mêmes faits allégués par Joseph Reinach »

« N'est-ce pas lui, le Père du Lac, qui a converti Drumont, qui l'a engagé à écrire « La France Juive », qui lui a fourni des fonds pour créer la « Libre Parole 7, ? Est-ce que le général de Boisdeffre ne voit pas, tous les jours, le fameux Jésuite ? Le chef de l'Etat-Major ne prend pas une mesure sans avoir d'abord consulté son directeur » (80).

Là-bas, à Ille du Diable, qui mérite si bien son nom, sous le climat meurtrier de Cayenne, la victime de t'atroce machination était soumise à un régime exceptionnellement cruel, la presse antisémite ayant répandu le bruit qu'il avait tenté de s'évader. Le ministre des Colonies, André Lebon, donna des ordres en conséquence.

« Ce fut le dimanche matin, 6 septembre, que le gardien chef Lebar prévint son prisonnier qu'il ne pourra plus se promener dans la partie de l'île qui lui avait été réservée jusque-là et qu'il ne pourra circuler qu'autour de sa case. Le soir, il lui annonça qu'il serait mis aux fers pour la nuit. Au pied de sa couchette, formée de trois planches, était rivée une tige de fer en forme de broche avec, au milieu, deux manilles en fer (double boucle) destinés à encercler les pieds du condamné. Ce supplice, par les puits torrides, était particulièrement douloureux ».

« Au lever du jour, les surveillants détachèrent le prisonnier qui, en se levant, flageola sur ses jambes. Défense lui fut faite de sortir de sa case, dans laquelle il devait rester désormais jour et nuit. Le soir, il fut remis aux fers et il en fut ainsi pendant quarante nuits. A la longue, ses chevilles étaient en sang, il fallait les panser ; ses gardiens, émus, lui enveloppèrent en cachette ses pieds avant de les mettre aux fers » (81).

Cependant, le condamné ne cessait pas de proclamer son innocence, à sa femme il écrivait :

« Il se trouvera bien dans ce beau pays de France, si généreux, un homme honnête et assez courageux pour chercher et découvrir la vérité » (82).

En fait, la vérité ne faisait plus de doute. Ce qui manquait, c'était la volonté de la faire éclater. L'Abbé Brugerette lui-même en témoigne :

« En vain les présomptions d'innocence du détenu de l'île du Diable se multiplient, en vain M. de Bülow, par ses déclarations au Reichstag et par celles qu'il charge M. de Munster, son ambassadeur, de transmettre au gouvernement français, affirme-t-il l'innocence de Dreyfus, que proclame à son tour l'empereur Guillaume et que confirme le rappel à Berlin de Schwartzkoppen (l'attaché militaire allemand) dès que Esterhazy fut accusé par Mathieu Dreyfus (frère du condamné >.; L'Etat-Major reste opposé à toute révision du procès... On s'applique à couvrir Esterhazy. On lui communique des pièces secrètes pour sa défense, on refuse même de faire comparer son écriture à celle du bordereau...

« Ainsi couvert, le bandit Esterhazy pousse l'audace jusqu'à demander sa comparution devant un Conseil de guerre. Il y est. acquitté à l'unanimité, le 17 janvier 1898 après une délibération qui avait duré trois minutes » (83)

Notons que, quelques mois plus tard, le colonel Henry ayant été convaincu de faux, Esterhazy s'enfuira en Angleterre et :Finira par avouer qu'il était bien l'auteur du fameux bordereau attribué à Dreyfus.

Nous ne pouvons développer ici toutes les péripéties de ce drame, les faux ajoutés aux faux pour tenter de masquer une vérité désormais éclatante, la démission du chef de l'état-major, les chutes de ministères,. le suicide d'Henry, détenu au Mont Valérien, qui se coupa la gorge, signant ainsi de son sang l'aveu de sa culpabilité.

Il y eut aussi, en décembre 1898, cette note officieuse publiée par la presse allemande : « Us déclarations du gouvernement impérial ont établi qu'aucune personnalité, allemande, haute ou infime, n'a entretenu des rapports quelconques avec Dreyfus. On ne peut donc voir, du côté allemand, aucun inconvénient à la publication intégrale du dossier secret (84).

Enfin, l'inévitable révision est décidée par la Haute Cour. Dreyfus est renvoyé devant le conseil de guerre de Rennes, le 3 juin 1899. Mais c'est pour lui un nouveau calvaire qui commence. « Il ne peut supposer qu'il va rencontrer des haines plus atroces qu'à son départ et que ses anciens chefs, conjurés pour lui faire reprendre la route de l'île du Diable, n'auront aucune pitié pour ce malheureux entre les malheureux, pour ce pauvre être qui croit avoir touché le fond de la souffrance » (85).

« Aussi bien, écrit l'abbé Brugerette, le conseil de guerre de Rennes ne fera-t-il qu'ajouter une nouvelle iniquité à l'iniquité du procès de 1894. L'illégalité de ce procès, la culpabilité d'Esterhazy, les manoeuvres criminelles d'Henry apparaîtront dans une lumière crue au cours des vingt-neuf audiences du procès de Rennes. Mais le conseil de guerre... jugera Dreyfus sur d'autres faits d'espionnage qui n'ont donné lieu à aucun rapport, à aucun acte d'accusation. On lui attribuera toutes les fuites antérieures à son arrestation, on fera état contre lui des documents qui ne le concernent en aucune manière... Enfin, contrairement à toutes nos traditions judiciaires, on exigera de Dreyfus qu'il établisse lui-même qu'il n'a pas livré telle pièce, tel document, comme si ce n'était plus le rôle de l'accusation de prouver le délit » (86).

La partialité des accusateurs (le Dreyfus était si évidente qu'elle soulevait l'indignation de l'opinion publique à l'étranger. En Allemagne, l'officieuse « Gazette de Cologne », publiait, les 16 et 29 août, en plein procès, deux articles dans lesquels on relève cette phrase : « Si, après les déclarations du gouvernement allemand et les débats de la Cour de Cassation, quelqu'un croit encore à la culpabilité de Dreyfus, on ne peut que lui répondre : c'est un homme qui souffre d'une maladie cérébrale ou qui veut consciemment faire condamner un innocent» (87).

Mais la haine, la sottise, le fanatisme ne désarmaient pas pour autant.

On ne manqua même pas d'user de nouveaux faux pour remplacer les anciens, qui avaient perdu tout crédit. En bref, une bouffonnerie sinistre. Elle aboutit, pour Dreyfus, à une condamnation à dix ans de détention, avec circonstances atténuantes !

« Ce misérable jugement provoqua dans le monde entier une stupeur indignée. La France méprisée, qui aurait pu rêver cette affreuse douleur?» (88) s'écria Clémenceau à la lecture des journaux anglais et allemands. Li grâce s'imposait. Dreyfus l'accepta pour « continuer, dit-il, à poursuivre la réparation de l'effroyable erreur militaire dont il était la victime ». Pour cette réparation, il ne fallait plus compter sur la justice des Conseils de guerre. On avait vu cette justice à l'oeuvre. La réparation vint, une fois de plus, de la Cour de Cassation qui, après de minutieuses enquêtes et de longs débats, annula sans renvoi le verdict de Rennes. Et quelques jours plus tard, la Chambre et Ie Sénat, par un vote solennel, réintégraient Dreyfus dans l'armée : Dreyfus, décoré de la Légion d'honneur et réhabilité publiquement ». (89)

Cette réparation tardive, si péniblement obtenue, était due à des hommes « honnêtes et courageux », tels qu'avait souhaité en voir surgir pour sa défense l'innocent de l'île du Diable. Leur nombre n'avait cessé de grandir à mesure que la vérité se faisait jour. Après l'acquittement éclair du traître Esterhazy, par un Conseil de guerre, en janvier 1898, Emile Zola publiait dans l'«Aurore», journal de Clémenceau, sa fameuse lettre ouverte « J'accuse ». Il écrivait : J'accuse le premier Conseil de guerre d'avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second Conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable ».

C'était, en résumé, toute l'Affaire.

Mais les « chevaliers de l'éteignoir » veillaient à étouffer tout ce qui eût pu éclairer le public. Une interpellation du député catholique de Mun fit traduire Zola devant la Cour d'assises de la Seine, et le courageux écrivain finit condamné à un an de prison, le maximum de la peine, à l'issue d'un procès inique.

L'opinion avait été si bien trompée par les clameurs des clérico-nationalistes que les élections de mai 1898 leur furent favorables.

Cependant, la révélation publique des faux, la démission du chef de l'état-major, l'évidence de la partialité criminelle des juges ouvraient de plus en plus les yeux de ceux qui recherchaient sincèrement la vérité. Mais ceux-là se recrutaient presque exclusivement parmi les protestants, les israélites et les laïques.

« En France, il n'est que de rares catholiques, parmi lesquels on trouve peu de noms marquants, pour prendre une position dreyfusarde... Mais l'action de cette poignée d'isolés a peu de retentissement. Autour d'elle s'établit la conspiration du silence... » (90).

En revanche, comme l'écrit l'abbé Brugerette

« La plupart des prêtres et des évêques restent convaincus que Dreyfus est coupable... » Georges Sorel déclare aussi : « Tandis que l'affaire Dreyfus jetait la division dans tous les groupements sociaux, le monde catholique marcha avec un ensemble presque absolu contre la révision ». Péguy, lui-même, reconnaît que « toutes les forces politiques de l'Eglise ont toujours été contre le dreyfusisme ».

Faut-il rappeler les listes de souscription ouvertes par la « Libre Parole » et « La Croix », en faveur de la veuve du faussaire Henry suicidé ? Les noms des prêtres souscripteurs s'y accompagnent de « commentaires assez peu évangéliques », comme le dit M. Adrien Dansette qui cite les suivants :

« Un abbé Cros demande une descente de lit en peau de youpin, afin de la piétiner matin et soir ; un jeune vicaire voudrait du talon écraser le nez de Reinach ; trois curés rêvent d'appliquer leurs trente doigts sur la figure immonde du juif Reinach » (91).

Encore, le clergé séculier, en son ensemble, conserve-t-il quelque réserve. Dans les Congrégations, on est beaucoup plus virulent :

« Le 15 juillet 1898, à la distribution des prix du collège d'Arcueil que présidait le généralissime Jamont (vice-président du Conseil supérieur de la guerre), le Père Didon, recteur de l'Ecole Albert-le-Grand, prononça un discours véhément dans lequel il invoquait la force contre des hommes dont le crime avait été la dénonciation courageuse d'une erreur militaire...

«. Faut-il, disait ce moine éloquent, faut-il laisser aux mauvais libre carrière ? Non certes ! L'ennemi, c'est l'intellectualisme qui fait profession de dédaigner la force, le civil qui veut subordonner le militaire. Lorsque la persuasion a échoué, lorsque l'amour (!) a été impuissant, il faut brandir le glaive, terroriser, couper les têtes, sévir, frapper... ».

« Ce discours parut un défi jeté à la face de tous les partisans du malheureux condamné» (92).

Mais combien n'en a-t-on pas entendus depuis lors, de ces appels aux répressions sanglantes, émanant de doux religieux, notamment au temps de l'occupation allemande ! Quant au cri de haine contre l'intellectualisme, on en trouve un parfait écho dans la déclaration d'un général franquiste : « Quand on parle d'intelligence, je sors mon revolver ».

Ecraser la pensée par la force, c'est un principe sur lequel l'Eglise romaine n'a jamais varié.

L'abbé Brugerette s'étonne pourtant que rien n'ait pu ébranler la foi du clergé dans la culpabilité de Dreyfus :

« Un grand événement dramatique survenant comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu et projetant une lumière crue sur l'officine de faux qui fonctionne à l'état-major, va sans doute ouvrir les yeux les plus fermés à la recherche de la vérité. Nous voulons parler de la découverte du faux fabriqué par Henry...

«. L'heure n'avait-elle pas sonné pour le clergé français et les catholiques de répudier une erreur qui avait trop longtemps duré... Prêtres et fidèles pouvaient alors aller en masse, comme les ouvriers évangéliques de la onzième heure, grossir les rangs des défenseurs de la justice et de la vérité... Mais les faits les plus évidents n'éclairent pas toujours de leur lumière des esprits dominés par certains préjugés, parce que les préjugés résistent à l'examen et sont de leur nature réfractaires à l'évidence » (93).

Quels efforts ne déployait-on pas, du reste, pour maintenir les catholiques dans l'erreur !

« Pouvaient-ils se douter qu'ils étaient honteusement trompés par une presse obstinée à laisser sous le boisseau toutes les preuves d'innocence, tous les témoignages favorables au condamné de l'île du Diable, comme aussi résolue à entraver par tous les moyens le cours normal de la Justice ? (94).

Au premier rang de cette presse, il y avait « La Libre Parole » créée comme on l'a vu grâce aux bons soins du Père Jésuite du Lac, et « La Croix », du Père Assomptionniste Bailly. L'Ordre de l'Assomption n'étant qu'une filiale camouflée de la Compagnie des Jésuites, c'est donc à celle-ci qu'il faut attribuer le lancement et la poursuite de la campagne antidreyfusiste.

Un témoin peut suspect, le Père Lecanuet. l'écrit en toutes lettres : « Ce sont les Congrégations, les Jésuites spécialement, que dénoncent les historiens de l'Affaire. Et il faut reconnaître cette fois que les Jésuites ont tiré Jus premiers avec une témérité bien inconsidérée » (95).

« Les journaux catholiques de province, comme le « Nouvelliste » de Lyon, d'une si abondante information et d'une si large diffusion, entreront presque tous dans cette machination ténébreuse, contre la vérité et la justice. Il semblait qu'un mot d'ordre fût donné pour empêcher la lumière de monter et rendre impossible le réveil des consciences » (96).

En vérité, il faudrait un singulier aveuglement pour ne pas discerner derrière la fureur déployée par les « Croix », à Paris et en Province, le « mot d'ordre » dont parle l'abbé Brugerette. Et il serait non moins naïf d'en méconnaître l'origine (96 bis).

Ecoutons encore M. Adrien Dansette

« C'est l'Ordre des Assomptionnistes tout entier et l'Eglise avec lui, que compromet la campagne de « La Croix... Le Père Bailly se vante d'avoir été approuvé par le Saint-Père » (97).

En effet, comment douter de cette approbation ? Les Jésuites, auxquels les Assomptionnistes servent de prête-nom, ne sont-ils pas, depuis la fondation de l'Ordre, les instruments politiques dit pape ? On ne peut que sourire de la légende habilement répandue - et dont les historiens apologistes se font les échos - selon laquelle Léon XIII aurait « conseillé la modération » au directeur de « La Croix ». Le truc est classique sans doute, mais il n'a pas perdu toute efficacité. Ne trouve-t-on pas, aujourd'hui encore, de bonnes âmes pour croire à une certaine « indépendance » de l'organe officiel du Saint-Siège !

Voyons cependant ce qu'imprimait à Rome même la « Civiltà Cattolica », organe officiel des Jésuites, sous le titre « Il caso Dreyfus » :

« L'émancipation des Juifs a été le corollaire des soi-disant principes de 1789, dont le joug pèse au col de tous les Français... Les Juifs tiennent entre leurs mains la République, qui est moins française qu'hébraïque... Le Juif a été créé par Dieu pour servir d'espion partout où quelque trahison se prépare... Ce n'est pas seulement en France, mais en Allemagne, en Autriche, en Italie que les Juifs doivent être exclus de la nation. Alors, dans la belle harmonie d'autrefois enfin rétablie, les peuples retrouveront leur bonheur perdu » (98).

Nous avons donné dans les chapitres précédents un court aperçu de la « belle harmonie » et du « bonheur » dont jouissaient les peuples, lorsque les fils de Loyola confessaient et inspiraient les rois. Comme on vient de le voir, l' « harmonie » ne régnait pas moins, alors qu'ils confessaient et conseillaient les chefs d'état-major.

Au reste, s'il faut en croire l'abbé Brugerette, le général de Boisdeffre, pénitent du Père jésuite du Lac, connut la même amertume que bien d'autres avant lui, pareillement abusés par ces « directeurs de conscience ». Les aveux du faussaire Henry allaient l'engager à démissionner. « Très honnête homme, il proclamera lui-même qu'il a été « indignement trompé », et ceux qui l'ont connu savent qu'il souffrit atrocement de la « machination » dont il avait été victime » (99).

Et l'abbé Brugerette ajoute qu'il n'eut plus « aucun rapport » avec son ancien confesseur « et refusa même de le revoir au moment de la mort ».

Après ce que l'on vient de lire, publié par le Gésu de Rome, lui-même, dans la « Civiltà Cattolica », il serait superflu d'insister sur la culpabilité de l'Ordre et l'on ne peut qu'acquiescer à ce qu'écrivait alors Joseph Reinach :

« Voyez-vous, ce sont les Jésuites qui ont machiné la ténébreuse affaire. Et Dreyfus n'est pour eux qu'un prétexte. Ce qu'ils veulent, ils l'avouent, c'est étrangler la société laïque, réviser la Révolution française, abolir les dieux étrangers, les dogmes de 1789 ».

La cause est entendue. Mais puisque d'aucuns s'obstinent encore, contre toute évidence, à nourrir cette extravagante illusion d'un désaccord possible entre le pape et son armée secrète, entre les intentions de l'un et les entreprises de l'autre, il est aisé de démontrer l'inanité d'une telle supposition. Le cas du R.P. Bailly est à cet égard d'un enseignement lumineux.

Que lit-on, en effet, dans « La Croix » du 29 mai 1956 ? Rien de moins que ceci :

« Comme nous l'avons annoncé, S. Em. le cardinal Feltin a ordonné la recherche des écrits du Père Bailly, fondateur de notre journal et de la « Maison de la Bonne Presse » Voici le texte de cette ordonnance datée du 15 mai 1956 :

« Nous, Maurice Feltin, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, cardinal-prêtre de la Sainte Eglise Romaine au titre de Sainte-Marie-de-la-Paix, archevêque de Paris.

« Vu le dessein formé par la Congrégation des Augustins de l'Assomption et approuvé par nous, d'introduire à Rome la cause du serviteur de Dieu, Vincent-de-Paul Bailly, fondateur de « La Croix » et de la « Bonne Presse » ;

« Vu les dispositions... ainsi que les instructions du Saint-Siège relatives au procès de béatification et à la recherche des écrits des serviteurs de Dieu. Avons ordonné et ordonnons ce qui suit:

« Toutes les personnes qui ont pu connaître le serviteur de Dieu ou qui sont en mesure de nous révéler une particularité relative à sa vie ou à sa mémoire sont tenues de nous en avertir...

« Toutes les personnes qui ont en leur possession des écrits du serviteur de Dieu devront nous les remettre avant le 30 septembre 1956, qu'il s'agisse d'ouvrages imprimés ou de notes manuscrites, de lettres, de billets, de mémoires... même d'instructions ou d'avis non écrits de sa main, mais dictés par lui...

« Pour tout es ces communications, nous désignons, afin d'en connaître et d'en prendre note exacte, M. le Chanoine Dubois, secrétaire de notre archevêché et promoteur de la foi en la présente cause ». (100)

Voilà un « serviteur de Dieu » en bon chemin de recevoir la juste récompense de ses loyaux services, sous la forme d'une auréole. Et l'on ose dire que, pour ce qui est de ses « écrits » si soigneusement recherchés, le « promoteur de la foi » n'aura que l'embarras du choix. Quant aux « imprimés », la collection de « La Croix », entre 1895 et 1899 notamment, lui en fournira de l'espèce la plus édifiante.

« Leur attitude (des journaux catholiques), celle des « Croix » en particulier, constitue en ce moment pour tous les « esprits droits et éclairés » ce qu'il (M. Paul Violet, catholique, membre de l'Institut) appelle un « scandale sans nom », et celui-ci consiste à soutenir, dans l'affaire Dreyfus, les plus épouvantables erreurs, le parti du mensonge et du crime contre la vérité, le droit et la justice. « La Cour de Rome, ajoute-t-il, le sait, comme toutes les Cours d'Europe ». (101)

Certes la Cour de Rome savait mieux que personne, et pour cause ! On a pu voir, en 1956, qu'elle n'avait rien oublié des pieux exploits du « serviteur de Dieu », puisqu'elle s'apprêtait à le béatifier.

Nul doute non plus que le promoteur de la foi n'inscrive au crédit du futur bienheureux ces fameuses listes de souscriptions en faveur de la veuve du faussaire Henry, dont l'abbé Brugerette nous dit :

« Lorsqu'on revoit aujourd'hui les appels à l'inquisition, à la spoliation des Juifs, au meurtre des défenseurs de Dreyfus qu'accompagnent tant de fantaisies scatologiques, on croirait se retrouver devant les imaginations délirantes d'énergumènes sauvages et grotesques. Telles sont cependant les manifestations que « La Croix » nous présente comme un grand, réconfortant et consolant spectacle » (102).

Tous ces pieux souhaits à l'adresse des Israélites, le Père Bailly n'a pas eu, de son vivant, la joie de les voir réaliser par des « énergumènes sauvages », sous le signe de la croix gammée. Du moins a-t-il pu se délecter, du haut du ciel, de ce « grand, réconfortant et consolant spectacle ». Non pas que l'on manque, là-haut, de divertissements de cette sorte, à en croire les « doctes » et particulièrement saint Thomas d'Aquin, ]'Ange de l'Ecole :

« Pour que les saints jouissent davantage de leur béatitude, et afin que leurs actions de grâces à Dieu soient. plus abondantes, il leur est donné de contempler dans toute son horreur le supplice des impies... Les saints se réjouiront des tourments des impies. (Sancti de poenis impioruni gaudebunt » (103).

En somme, on voit que le Père Bailly, fondateur de « La Croix », avait bien l'étoffe d'un saint. Persécuter l'innocent, maudire ceux qui le défendent, les vouer à l'assassinat, soutenir de toutes ses forces le mensonge et l'iniquité, attiser la discorde et la haine, ce sont de bien sérieux titres de gloire aux yeux de l'Eglise romaine, et l'on comprend qu'elle ait voulu décerner l'auréole à l'auteur de ces oeuvres pies.

Une question se pose cependant : le « serviteur de Dieu » était-il aussi thaumaturge ? Car on sait que pour mériter une pareille promotion, il faut encore avoir fait des miracles bien et dûment contrôlés.

Quels furent les miracles opérés par le directeur fondateur de « La Croix » ? Est-ce d'avoir transmué, aux yeux de ses lecteurs, le noir en blanc, le blanc en noir ? D'avoir fait du mensonge la vérité, de la vérité le mensonge ? Sans doute, mais n'est-il pas plus miraculeux encore d'avoir pu persuader aux membres de l'état-major (et ensuite au public), qu'ayant commis une erreur initiale, et celle-ci une fois dévoilée, il était de leur « honneur » de nier l'évidence, transformant ainsi l'erreur en forfaiture ?

« Errare humanum est, perseverare diabolicum ». Le « serviteur de Dieu » ne faisait pas grand cas de cet adage. Loin de s'en inspirer, il l'avait renfoncé au plus profond de sa soutane. Tant il est vrai que le « mea culpa » est bon pour les simples fidèles, mais non pour les ecclésiastiques, ni - on vient de le voir - pour les chefs militaires qui ont des confesseurs jésuites.

Le résultat - cherché, - ce fut l'exaltation des passions partisanes, la division mise entre les Français.

C'est ce que constate l'éminent historien, Pierre Gaxotte :

« L'affaire Dreyfus fut le tournant décisif... Jugée « par des officiers, elle mit en cause l'institution militaire... L'affaire grandit, devint conflit politique, « divisa les familles, coupa la France en deux. Elle eut les effets d'une guerre de religion... Elle suscita la « haine contre le corps d'officiers... Elle donna l'envol « à l'antimilitarisme ». (104)

Quand on songe à l'Europe de cette époque, à l'Allemagne surarmée, entourée de ses deux alliées, quand on se remémore quelle fut la responsabilité du Vatican dans le déclenchement du conflit en 1914, on ne peut croire que cet affaiblissement de notre potentiel militaire n'ait pas été prémédité.

Comment ne pas remarquer, en effet, que l'affaire Dreyfus éclata en 1894, c'est-à-dire l'année de l'alliance franco-russe ? Les porte-parole du Vatican ne tarissaient pas alors sur le scandale que constituait à leurs yeux cet accord avec une puissance « schismatique ». De nos jours encore, un « prélat de Sa Sainteté », Mgr. Cristiani ose écrire :

« Par une politique étrangement aveugle et inconsidérée, notre pays semblait prendre plaisir à « provoquer chez sa redoutable voisine (l'Allemagne) « des appétits belliqueux... En effet l'alliance franco-russe paraissait menacer l'Allemagne d'encerclement. » (105)

Pour le digne prélat, la Triplice (Allemagne, Italie, Autriche-Hongrie) ne menaçait personne et la France eut grand tort de ne pas rester isolée devant un pareil bloc. A trois contre un, le « coup » eut été plus facile et notre Saint-Père le Pape n'aurait pas eu à déplorer, en 1918, la défaite de ses champions.

9. LES ANNEES D'AVANT-GUERRE

Ainsi, comme l'écrit l'abbé Brugerette :

« Sous l'image de Jésus crucifié, symbole divin de l'idée de justice, « La Croix » avait coopéré avec passion à l'oeuvre du mensonge et au crime contre la vérité, le droit et la justice. » (106)

Cette dernière avait cependant triomphé, à la fin, et l'abbé Frémont, qui ne craignait pas d'évoquer à propos de l'Affaire la sinistre croisade suscitée par Innocent III contre les Albigeois, se montrait bon prophète quand il disait :

« Les Catholiques triomphent et s'imaginent qu'ils vont renverser la République sous la haine des Juifs. Ils ne renverseront qu'eux-mêmes, je le crains. » (107)

En effet, l'opinion une fois éclairée, la réaction était fatale. Ranc tirait la leçon de l'Affaire en s'écriant : « Ou la République brisera le pouvoir congréganiste ou elle sera étranglée ». En 1899, un ministère « de défense républicaine » est constitué : le Père Picard, supérieur des Assomptionnistes, le Père Bailly, directeur de « La Croix » et dix autres religieux de cet Ordre passent en jugement devant le tribunal correctionnel de la Seine pour infraction à la loi sur les associations. La Congrégation des Assomptionnistes est dissoute.

Waldek-Rousseau, président du Conseil, déclare dans un discours à Toulouse, le 28 octobre 1900 :

« Dispersés, mais non supprimés, les Ordres religieux se sont reformés plus nombreux et plus militants, couvrant le territoire du réseau d'une organisation politique dont un procès récent a montré les mailles innombrables et serrées. »

Enfin, en 1.901, une loi est votée, disposant qu'aucune congrégation ne peut se former sans autorisation, et que celles qui ne l'auront pas demandée dans les délais légaux seront dissoutes de plein droit. pouvoirs publics, dont le devoir est de contrôler les associations fondées sur le territoire national, (lui seront présentées aux Catholiques comme un intolérable abus. « Charbonnier est maître chez lui ». dit-on ; mais l'Eglise ne l'entend pas de cette oreille : le droit commun n'est pas pour elle.

La résistance opposée par les religieux à l'application de la loi suffirait à elle seule à montrer combien celle-ci était nécessaire. Cette résistance lie fera qu'affermir l'attitude du gouvernement, en particulier sous le ministère Combes, et l'intransigeance de Rome, surtout lorsque Pie X aura succédé à Léon amènera la loi de 1904, supprimant les congrégations enseignantes.

Dès lors, les frictions ne vont pas cesser entre le gouvernement français et le Saint-Siège. L'élection du nouveau Pape s'est faite, d'ailleurs, dans des conditions significatives.

« Léon XIII s'éteint le 20 juillet 1903. Le conclave réuni pour désigner son successeur, donne, à la suite de plusieurs tours de scrutin, 29 voix au cardinal Rampolla, - il en faut 42 pour être élu -, lorsque le cardinal autrichien Puzyna se lève et fait une déclaration par laquelle Sa Majesté apostolique l'Empereur d'Autriche, roi de Hongrie, prononce officiellement l'exclusive à l'égard du secrétaire d'Etat de Léon XIII. On sait que le cardinal Rampolla est francophile. » (108).

C'est le cardinal Sarto qui est élu. Par la manoeuvre de l'Autriche, qui s'est substituée au Saint-Esprit pour « inspirer » les conclavistes, cette élection est une victoire pour les Jésuites. En effet, le nouveau Pontife, que l'on a défini comme un mélange de « curé de village et d'archange au glaive de feu », est le plus parfait « intégriste » que l'Ordre pouvait souhaiter. Ecoutons ses paroles, citées par M. Adrien Dansette :

« Quand on aime le pape, on ne limite pas le champ « où il peut et doit exercer sa volonté. » (109)

Ou encore, dans sa première allocution consistoriale :

« Nous ne cacherons pas que nous choquerons quelques personnes en disant que Nous nous occuperons nécessairement de politique. Mais quiconque veut juger équitablement voit bien que le Souverain Pontife, investi par Dieu d'un magistère suprême, n'a pas le droit d'arracher les affaires politiques du domaine de la foi et des moeurs. » (110)

Ainsi Pie X. dès son accession au trône de Saint Pierre, manifestait publiquement que, pour lui, l'autorité du pape doit s'étendre à tous les domaines, et que le cléricalisme politique est non seulement un droit, mais un devoir. Au reste, il désignait bientôt comme secrétaire d'Etat un prélat espagnol de trente-huit ans, Mgr. Merry del Val, aussi « intégriste » que lui-même et passionnément Germanophile et Francophobe. On n'est pas surpris de cet état d'esprit, quand on lit sous la plume de l'abbé Frémont :

« Merry del Val, que j'ai connu au Collège romain « était l'enfant chéri des Jésuites. » (111)

Les relations du Saint-Siège avec la France ne tardèrent pas à se ressentir de ce choix. D'abord, ce fut la nomination des évêques par le pouvoir civil qui donna lieu. à un conflit.

« Avant la guerre de 1870, le Saint-Siège n'apprenait le nom des nouveaux évêques que par leur nomination. Le pape conservait la ressource, si l'un d'eux ne lui agréait pas, de l'empêcher de faire l'évêque en ne lui conférant pas l'institution canonique. En fait, les difficultés étaient exceptionnelles parce que les gouvernements, sous quelque régime que ce fût, avaient à coeur de nommer des candidats dignes de la fonction épiscopale ». (112)

Dès que Pie X a ceint la tiare, les nominations des nouveaux évêques sont, pour la plupart, refusées par Rome. D'ailleurs, le nonce à Paris, Lorenzelli, est, nous dit M. Adrien Dansette, « un théologien égaré dans la diplomatie et furieusement hostile à la France ». Un de plus dira-t-on, il n'y a rien là qui surprenne. Mais un tel choix pour un tel poste montre bien qu'elles étaient les dispositions de la Curie romaine à l'égard de notre pays.

Cette hostilité systématique allait s'exprimer plus clairement encore en 1904, à l'occasion du voyage à Rome de Nil. Loubet, président de la République, lequel allait rendre la visite que lui avait faite récemment à Paris le roi d'Italie Victor-Emmanuel III.

M. Loubet désirait être reçu aussi par le Pape. Mais la Curie romaine lui opposa un prétendu « invincible protocole ». « Le pape ne pouvait, disait-il, recevoir un chef d'Etat qui, en rendant visite au roi d'Italie à Rome, semblait reconnaître pour légitime l' « usurpation » de cet ancien Etat pontifical. Or il y avait des précédents : à deux reprises, (en 1888 et en 1903), un chef d'Etat - et non des moindres - avait été reçu à Rome à la fois par le roi d'Italie et par le pape. Il est vrai que ce visiteur n'était pas un président de République, mais l'empereur d'Allemagne Guillaume II... Il en avait d'ailleurs été de même pour Edouard VII, roi d'Angleterre, et pour le Tsar.

L'intention offensante de ce refus était donc évidente, et encore soulignée par une note adressée aux diverses chancelleries par le secrétaire d'Etat Merry del Val. Un auteur catholique, M. Charles Ledré, écrivait récemment à ce propos :

« La diplomatie pontificale pouvait-elle ignorer le rapprochement d'importance décisive qui, derrière la visite du président Loubet à Rome, achevait de prendre corps ? ».(113)

Certes, on savait fort bien au Vatican qu'il s'agissait de détacher l'Italie de ses partenaires de la Triplice : l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, ces deux puissances germaniques en qui l'Eglise romaine voyait ses meilleurs bras séculiers. C'était même là tout le noeud de, l'affaire. Aussi la mauvaise humeur du Vatican éclatait-elle à tout propos.

D'autres conflits allaient surgir au sujet d'évêques français considérés à Rome comme trop républicains. Enfin, las des difficultés sans cesse renaissantes en raison des infractions du Vatican aux termes du Concordat, le gouvernement français mettait fin, le 29 juillet 1904, « à des relations qui, par la volonté du Saint-Siège, se trouvaient être sans objet ».

La rupture des relations diplomatiques devait logiquement conduire, peu après, à la séparation de l'Eglise de l'Etat.

« Nous trouvons aujourd'hui normal, écrit M. Adrien

Dansette, que la France entretienne des relations diplomatiques avec le Saint-Siège et que l'Etat et l'Eglise vivent sous le régime de la séparation. Les relations diplomatiques s'imposent parce que la France doit être représentée partout où elle a des intérêts à défendre, en dehors de toute considération doctrinale. La séparation ne s'impose pas moins parce que, dans une démocratie fondée sur la souveraineté d'un peuple divisé de croyances, l'Etat ne doit à l'Eglise que la liberté ». (114)

Et cet auteur ajoute : « Voilà du moins l'opinion communément admise ».

On ne peut que se rallier, en effet, à cette opinion raisonnable, mais sans oublier que la papauté, quant à elle, est bien loin de la partager. Elle n'a cessé de proclamer sa primauté sur l'histoire civile, tout au long de son histoire. et, à défaut de pouvoir l'imposer ouvertement dans les temps modernes, elle s'est efforcée de l'assurer d'une manière occulte par l'action de son armée secrète, la Compagnie de Jésus.

« C'est d'ailleurs l'époque où le Père Wernz, général de cet Ordre, écrit :

« L'Etat est soumis à la juridiction de l'Eglise, en vertu de laquelle l'autorité laïque est réellement soumise à l'autorité ecclésiastique et tenue à l'obéissance ». (115)

C'est la doctrine même de ces champions intransigeants de la théocratie, conseillers autant qu'exécutants, qui se sont imposés au Saint-Siège. de telle sorte qu'il serait bien vain aujourd'hui de vouloir distinguer, si peu que ce soit, le « pape noir » du « pape blanc ». En fait ils ne font qu'un. Et parler de politique vaticane, c'est désigner tout uniment la politique des Jésuites.

Avec bien d'autres observateurs qualifiés, l'abbé Frémont le constate en ces termes : « Les Jésuites dominent au Vatican ». (116)

Devant l'opposition irréductible que la Compagnie des Jésuites, toute-puissante dans l'Eglise, fait à la République, celle-ci est donc fatalement amenée à voter la loi de Séparation, avec divers amendements, de 1905 à 1908. Cette loi ne tend nullement à la spoliation des biens des églises et des immeubles réservés au culte. Les fidèles peuvent se constituer, pour les gérer, en associations « cultuelles», dirigées par le curé. Que va faire Rome ? se demande-t-on.

« Par l'encyclique « Vehementer Nos » (11 février 1906), Pie X a condamné le principe de la séparation et le principe des cultuelles. Mais va-t-il au-delà des principes » ? (117)

On sera bientôt fixé. Malgré l'avis de l'épiscopat français, il rejette, le 10 août 1906, tout accommodement par l'encyclique « Gravissimo ».

C'est une nouvelle déception pour les catholiques libéraux :

« Quand je pense, s'écrie Brunetière, que ce que l'on refuse aux Catholiques français, avec la certitude de déchaîner la guerre religieuse dans notre pauvre pays qui aurait tant besoin de paix, on l'accorde aux Catholiques allemands, et que les associations cultuelles allemandes fonctionnent d'ailleurs depuis trente ans à la satisfaction de tous, je ne puis me défendre comme patriote, autant que comme catholique, dune réelle indignation ». (118)

Il y eut quelques troubles, en effet, lors des inventaires des biens ecclésiastiques notamment, mais non une guerre religieuse... Malgré les excitations des ultramontains, les populations, dans leur ensemble, virent avec calme revenir à l'Etat des immeubles dont l'Eglise avait préféré abandonner la possession, plutôt que de consentir aux mesures conciliantes prévues par la loi.

L'écrivain Brunetière comprenait-il pleinement, alors, la raison de cette différence de traitement dont usait le Saint-Siège, entre les Catholiques français et les Catholiques allemands. La Première Guerre mondiale devait en révéler toute la signification.

Tandis que les Jésuites avaient efficacement travaillé, par l'Affaire Dreyfus, à diviser les Français et à affaiblir le prestige de notre armée, en Allemagne ils agissaient tout à l'inverse.

Bismarck lui-même, qui avait déclenché naguère le « Kulturkampf » contre l'Eglise Catholique, était comblé de faveurs par celle-ci. C'est ce que nous dit - et aussi nous explique - l'écrivain catholique, M. Joseph Rovan :

« Bismarck sera le premier Protestant à recevoir l'Ordre du Christ avec brillants, une des plus hautes distinctions de l'Eglise. Le gouvernement allemand laisse publier par des journaux à sa dévotion que le chancelier serait prêt à soutenir efficacement les prétentions du pape à une restauration partielle de son autorité temporelle». (119)

« En 1886, le Centre - Parti Catholique Allemand - était hostile aux projets militaires présentés par Bismarck. Léon XIII intervint dans les affaires intérieures allemandes en faveur de Bismarck. Son secrétaire d'Etat écrivit au nonce de Munich: « En vue de la révision prochaine de la législation religieuse qui, nous avons des raisons de le penser, sera effectuée de façon conciliante, le Saint-Père souhaite que le Centre favorise dans toute la mesure du possible le projet de Septennat militaire. » (120)

Voici ce qu'écrit encore Joseph Rovan:

« La diplomatie allemande intervient c'est déjà une vieille habitude - au Vatican pour que le Pape exerce son influence sur le Zentrum (Parti Catholique) dans un sens favorable aux projets militaires... Les catholiques allemands vont parler de la grande « mission politique » de l'Allemagne, qui est en même temps une mission morale universelle... Le « Zentrum » se rend également responsable de la prolongation d'un règne qui, de rodomontades en faiblesses et de discours belliqueux en armements navals, finira par conduire l'Allemagne à la catastrophe. Le « Zentrum » entre dans la Guerre (de 1914) convaincu du bon droit, de la pureté et de la rectitude morale des dirigeants de son pays, de la coïncidence de leur programme et de leur plan avec les plans de la justice éternelle». (121)

La Papauté, comme on le voit, avait fait le nécessaire pour asseoir cette conviction. D'ailleurs, ainsi que le disait Mgr. Fruhwirth en 1914 :

« L'Allemagne est l'élément sur lequel le Saint-Père peut et doit fonder de grandes espérances. »


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